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dimanche 2 août 2015

" Balcons sur le Grand Canal " d'Amelia Rosselli

Plaisir des biblis : prendre un livre pour sa bonne mine, juste parce qu'un bibliothécaire a fait une table "Italie", et que l'Italie, en été, ça fait toujours envie...

Plaisir des vacances : engloutir ce même livre l'après-midi même, parce qu'il est drôlement bien, et parce qu'on peut s'accorder ce plaisir, s'immerger entièrement dans un texte... hypnose légère de la lecture exhaustive

Consulter Internet ensuite et s'apercevoir que pas le moindre billet n'a fait accueil à ces souvenirs d'une enfance à Venise dans les années 1880, court opus paru en Février 2015.

S'étonner. S'agacer un peu. Se dire qu'on va remédier à cet état de fait déplorable, mais qu'on ne fera pas un rond avec ce billet et ce bouquin-là, coincé entre les pavés d'été et la-rentrée-littéraire-qui-approche-à-grands-pas-ah-mais-dites-moi. 

Par esprit de provocation mais pas seulement, se demander si on ne va pas le pépiter chez Galéa...


Incipit : 

Le soir du 16 Janvier 1870, dans une vieille demeure sur le Grand Canal, à Venise, on attendait quelqu'un. Il faisait froid, il était tard : mais la consigne d'aller au lit avait été impunément violée par les jeunes gens réunis dans une salle à manger, autour de la table sur laquelle la Gazette de Venise, froissée, trahissait les mains différentes par lesquelles elle était passée ; les livres et les cahiers encore ouverts révélaient les devoirs et les lectures : les uns et les autres faits distraitement ce soir-là, dans une attente angoissé qui semblait interminable (...) Tout à coup, un affolement soudain ; des pas courant ça et là; un nouveau silence. Puis la porte s'ouvre : apparaît une figure d'homme, jeune encore, avec des moustaches et des favoris. Les garçons se lèvent d'un bond, ils courent à sa rencontre. "St'dé, sr'dé pur: la xe una femina" ("Eteignez, éteignez donc : c'est une fille").
C'est ainsi, sans guère de gloire, qu'on a salué ma naissance.

Amelia Rosselli naît dans une famille bourgeoise juive dont la splendeur est sur le déclin. Si on habite tout un étage d'une belle demeure sur le Grand Canal, si on a encore quelque domesticité, on a malheureusement dû se séparer de Domenico, le gondolier (chaque bonne maison a alors le sien) puis plus tard du garde forestier qui n'a plus grand chose à régenter.
 "En tant que juifs, pesait sur les épaules des miens le poids atavique du ghetto, dont les portes n'avaient été ouvertes à la liberté qu'en 1866". 
Il faut se souvenir que le ghetto de Venise, considéré comme premier du genre, fermait effectivement ses portes le soir. La famille habite d'ailleurs encore le quartier de Cannaregio, à la porte du ghetto en quelque sorte.

Le récit, au ton très libre et à la plume alerte, a été principalement rédigé en 1932.
Mais l'enfance d'Amelia se déroule dans les années 1880, dans le silence de Venise, dans Venise qui ne connaît pas encore les vaporetti ! 

Silence de Venise, de la Venise d'alors : immense, ponctué par intervalles de bruits familiers qui ne semblaient exister que pour le rendre palpable et omniprésent. Tambourinage monotone, l'hiver, dans certaines journées d'ennui, de la pluie contre les vitres. Sur l'eau grise, plombée du Grand Canal, vol bas des cocai (des mouettes), aux reflets à peine plus clairs, en quête de la nourriture refusée par la mer démontée, si proche. Mer qu'on ne voit pas mais qu'on entend, le soir, quand elle est mauvaise, avec son grondement sombre qui m'inspire de l'effroi quand Teresa ouvre la fenêtre de la chambre pour tirer les volets

Descriptions formidables du Grand Canal au fil des saisons, les chats déjà innombrables et les rats pas moins, l'aboyeur de cours, Prospero, qui vient annoncer les naissances , fiançailles et décès, le ballet des paniers pour remonter les vivres, puis le soir celui de l'allumeur de réverbères .
Très belles premières pages, vraiment.
Le récit des parents , jeunes mariés avec un bébé subissant le bombardement autrichien de Venise en 1849;  le père gardant fièrement un drapeau tout ravagé pour les jours où l'on pavoise ; les larmes de la mère à la mort du roi. 
Tante Perina, l'aïeule encore en crinoline, et sa voisine très vieille également, l'une catholique, l'autre juive, qui se rendent des visites de courtoisie très protocolaires, narrées tant avec humour qu'avec une certaine tendresse.
Les cousins de Florence qui se moquent du parler vénitien d'Amelia et sa méconnaissance de l'italien.
Les carillonnements délirants de Venise à la brune ; l'alcoolisme des femmes du peuple; mais aussi certaines familles hautes en couleur :

Madame Grassini, grande, blonde, élégante, sortait toujours avec ses quatre enfants (...) Connaissant parfaitement trois langues étrangères, elle les enseignait elle-même à ses enfants en les obligeant à en parler une par jour selon un rythme alterné. Etant donné que pour un Vénitien d'alors la langue italienne présentait les mêmes difficultés, ou presque, que les autres, il y avait aussi la journée qui lui était dédiée. Alors, si l'une des nombreuses connaissances -tout Venise- de la maison Grassini en rencontrait une autre et lui demandait par hasard : "che zorno xe ancuo?" ("c'est quel jour aujourd'hui ?") , elle s'entendait répondre avec une ironie marquée : "Zioba : xe passadea la Grassini coi fioi e i parlava inglese" (Jeudi: la Grassini est passée avec ses enfants et ils parlaient anglais")

Enfin, Anna, la soeur-mère de treize ans l'aînée d'Amelia ; son départ pour Bologne amène le premier grand chagrin
A présent, toute ma petite vie où mon enfance s'écoulait, ouatée de silence, va cesser.
Anna est fiancée. Anna s'en va ; la chose incroyable se produit : Anna me quitte. J'avais, alors, neuf ans (...) L'homme aux moustaches noires fait la navette entre Venise et Bologne, tissant la douce toile qui les attrapera tous les deux et formera leur nouveau nid. Moi non. Je vis déjà ma solitude de l'après. Et ses visites empoisonnent les derniers mois où Anna est encore avec moi, en leur enlevant toute illusion.

A la fin de ce récit tout à la fois rêveur et haut en couleurs, je me renseigne : la petite Amelia Pincherle Moravia, puis épouse Rosselli deviendra femme de lettre, ses fils Carlo et Nello, combattants anti-fascistes exilés en 1937 sont abattus en France par des membres de la Cagoule, son neveu n'est autre qu'Alberto Moravia, sa petite-fille Amelia Rosselli une poétesse reconnue...

Bon sang ne saurait mentir.

MIOR.  

L'histoire de cette tribu chez Dormira jamais

Et ma contribution avec ce billet au Mois Italien :-)
Ah zut, c'est trop tôt !! Le timing et moi, c'est une longue histoire... :-/



26 commentaires:

  1. Non, ce n'est pas grave, le challenge il viaggio lui dure toute l'année, je te prends le lien et cela donnera peut être envie à ceux qui ne participent qu'au mois italien de le lire!

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    1. Eh bien merci ;-) ( un moment de honte est vite passé ...)

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  2. C'est vrai qu'il a drôlement bonne mine, ce livre, il a peut-être "souffert" de ne pas être édité chez un plus grand éditeur, d'où l'absence sur la blogo. Tu as bien fait d'y remédier, en tout cas, même au mauvais timing, il me tente terriblement. Les extraits que tu cites sont très beaux, et comment refuser une rêverie à Venise en 1880 ?

    (Ca m'intéresse si tu le pépites chez Galéa et qu'elle l'accepte malgré la date de rédaction, je n'osais pas proposer mes "classiques" (ré)édités en 2015).

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    1. Vraiment très agréable surprise , d'où l'effet "pépite" = quelque chose de précieux et de brillant retrouvé dans le tamis au milieu de choses plus insignifiantes . Mais j'y ai réfléchi et me dis que le challenge de Galéa peut difficilement concerner un texte somme toute traduit en 2015 mais rédigé en 1932 ( un cas différent des mémoires de Monique LeviStrauss par exemple qu'avait pépité Aifelle)

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  3. j'ai lu plusieurs livres de cet éditeur sur l'Italie et toujours formidables je note

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    1. Ah oui? Moi je ne connaissais pas du tout ...je pense qu' il pourrait plaire à pas mal de monde , de fait...c'est un peu tragique le manque de visibilité des petits éditeurs ...

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  4. Comme quoi nos libraires font parfois du bon travail en mettant en avant certains livres pas forcément à la Une de la presse ;-)

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    1. ...en l'occurrence c'est bibliothécaire dans ce cas (mais cest la même chose , le même combat ;-)

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  5. Je ne connaissais pas cet auteur. Le titre est très beau, je comprends que tu te sois laissée tenter !

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    1. je suis retournée à Venise ily a deux trois ans et cette ville continue à me fasciner ,,,c'est ce qui a piqué ma curiosité , des mémoires d'une vénitienne de la fin 19ième !

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  6. Rien à la bibli (qui pourtant propose parfois des raretés de petits éditeurs)
    Exact, à Venise on voit encore l'endroit où se situaient les portes et où on fermait.

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    1. ...et la visite du ghetto, dans la lumière froide d'un mois de février, m'avait beaucoup frappée et fait travailler du chapeau...

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  7. C'est un récit en fait c'est ça ? Si on l'a peut vu c'est qu'il est mal identifié à mon avis, on a l'impression d'un colloque universitaire avec a première de couv. Par contre l'histoire, je dis wahou, ça a l'air très très alléchant, et puis Venise quoi....Bon tu sais que j'ai une affection pour ceux qui tiennent la barre quand un bateau coule, les déchéances des familles quand l'époque ne travaille plus à leur gloire,donc je signe.
    Il est noté (et sera difficilement trouvable à mon avis).

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    1. ce sont des souvenirs , des mémoires d'enfance . D'accord avec toi pour la couv' ! mais le titre met tout de suite le doute tout de même ;-) Il plaira à ceux, nombreux, qui aiment bcp Venise, et/ou ceux qui goûtent des plaisirs de lecture "hors du flux" . Mais il lui manque un petit quelque chose pour être promu dans ton challenge, in fine

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    2. ...bonne surprise, il est très bien mis en valeur à la Fnac des Halles où je viens de faire une petite expédition !
      On peut l' acheter sur le net chez l' éditeur : Édition de la revue Conférence
      :-)

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  8. Pourquoi pas, bien que mon dernier essai de lecture "vénitienne" (Stabat mater de Tiziano Scarpa) ne m'ait pas emballé. D'autres l'avaient aimé pourtant. Mais bon, ils n'ont sans doute rien à voir l'un avec l'autre.

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    1. je ne pense pas en effet : ici rien de romancé , mais Venise vue par une vénitienne née en 1870 dans la Sérénissime. Des mémoires fines et racées ; jolie plume

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  9. Vivent les tables à thème des bibliothécaires !

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  10. Je ne sais pas si tu vas faire recette avec cette note, mais, moi, en tout cas je suis convaincue ! Venise et l'atmosphère que tu évoques qui semble proche du cinéma de Visconti et d'une certaine "mort" ... Je note et dès mon retour dans mes pénates, je me le procure ..

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  11. Une belle rencontre que tu as fait là, grâce à ta bibliothèque. Je note ce titre.

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    1. Un livre atypique et un peu comme un rêve ... beaucoup de charme et aucune prétention , sauf à retracer avec finesse une enfance dans une "autre" Venise que celle que nous adorons encore...

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  12. Ce doit être magnifique à lire pendant un séjour à Venise :) Je le note dans un petit coin et j'irai voir cette auteure que je ne connaissais pas.

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  13. ...oui, pourquoi pas ...ce qu 'il y a d'assez magique avec Venise , c'est qu'on arrive à la convoquer par la mémoire si on a eu la chance d'aller s'y promener ne serait ce qu'une ou deux fois

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  14. Bon, c'est bien parce que c'est vous... ;-)

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Mior