dimanche 22 décembre 2013

" La saison de l'ombre " de Léonora Miano



roman, chez Grasset  

Le voilà , le moment que j'attendais depuis bientôt six mois de lectures pour le prochain Prix ELLE , la rencontre, la découverte, le bouquin que je n'aurais pas répérée toute seule car le sujet m'en paraissait lugubre, la pépite de la rentrée littéraire hexagonale !

Autant vous le dire tout de suite, Léonora Miano n'a pas passé le barrage de la première sélection ELLE. C'est bien dommage et c'est pour cela que j'affiche ce bandeau rouge du Prix Fémina, qu'elle a remporté il y a peu , et c'est justice, et ça me console !

Dans un Cameroun ancien, Léonora Miano prend une plume de magicienne et nous raconte dans une langue ample , poétique et métaphorique ce qui s'avère être les débuts du commerce de "bois d'ébène". Mais pas de fresque, pas de récit historique, pas de mise en perspective, oh non, il s'agit juste d'un récit intime, humain, tellement humain...
Dans ce village Mulongo incendié durant la nuit, c'est la la sidération : dix jeunes initiés et deux hommes mûrs ont disparu. 
Depuis sa fondation, la devise du clan dit: Je suis parce que nous sommes. (...)

 Depuis la fondation du clan , les Mulongo n'ont pas eu à combattre leurs voisins. Le clan possède bien des guerriers, mais ce corps n'existe que pour le principe. Leurs combats les plus éprouvants consistent en des joutes dansées lors de cérémonies. Les guerriers mulongo s'honorent de n'avoir jamais fait couler de sang humain. (...)

 Les Bwele sauraient ce qu'il est advenu des douze disparus

C'est une grande mélopée , un peu à la façon de "Certaines n'avaient jamais vu la mer".
Il y a d'ailleurs des tournures de même type : on nous parle par exemple de "Celles dont les fils n'ont pas été retrouvés" . 
Elles ont été regroupées et mises à l'écart dans la même case :
La bienséance interdit les épanchements. Il ne faut pas gémir sur le sort d'un enfant quand on a la chance d'en avoir d'autres, quand on peut encore en mettre au monde. Il est malsain de cajoler sa propre souffrance quand ce qui compte, c'est le bien-être, la pérennité du groupe. On sait qu'elles ont mal. C'est pour cela que cette maison commune leur a été affectée.
Elles ont le droit d'éprouver de la peine. Pas celui d'embarrasser le clan avec tout ce chagrin, de contaminer les personnes qui vivent quotidiennement à leurs côtés, de faire comme si l'enfant qui n'a pas été retrouvé représentait tout.Ces femmes sont comme les veuves, qui ne sont autorisées à reparaître en société qu'au terme d'une certaine durée, après s'être soumises à des rituels parfois rudes. Elles ne sont pas des veuves. Il n'y a pas de mot pour nommer leur condition.On n'a pas revu leurs garçons après le grand incendie. Nul ne sait s'ils sont vivants où morts.  

L'une de ces femmes, Eyabe, ne peut accepter cet immobilisme qui lui est imposé : 

Le jour où le chef et les hommes de sa garde prennent la route du pays bwele, la femme quitte le village . S'engouffrant dans l'interstice qui sépare la nuit de l'aurore, elle les précède , marche sans crainte sur des sentiers qui n'en sont pas, qui se forment sous la plante de ses pieds, dessinant une voie qui n'appartient qu'à elle , comme un chemin de vie. Elle est sur sa route. Rien ni personne n'a le pouvoir de l'arrêter. Une hotte retenue par une lanière qui lui barre le front, descend dans son dos. Elle y a placé des vivres , un peu d'eau dans une outre scellée . Un sac lui bat le flan droit, qui contient un pot rempli de terre. Eyabe ne se pose pas la question de la direction à suivre. Quelque chose la pousse, la conduit. L'amour des mères pour leurs fils n'a que faire des astres pour trouver son chemin . Il est lui-même l'étoile.
La femme se sent en paix.

Portrait d'Eyabe :
Eyabe est restée une femme abritant un esprit mâle. Les amants de sa jeunesse ne lui ont jamais reproché ce trait de caractère, celui qu'elle a épousé non plus. Parfois, lors de leurs ébats, il est arrivé que l'époux dise, avec un sourire: Tu sais quand même que je suis l'homme? A quoi elle répondait: Autrement, je n'aurais pas consenti à m'unir à toi. Sache , cependant, que moi aussi je suis l'homme. Lorsque la divinité a façonné l'être humain, elle lui a insufflé ces deux énergies...

Elle retrouve Mutimbo, l'un des hommes d'âge mur, mari de la guérisseuse du clan :
Il ne peut affirmer qu'une chose: c'est en pays côtier que le sort des personnes enlevées est scellé. Mais pourquoi ces arrachements? suffoque Eyabe, n'en croyant pas ses oreilles. Tout ceci est au-delà de ce que son esprit aurait pu concevoir.
Mutimbo hausse les épaules. Il a entendu dire que les princes de la côte s'étaient alliés avec des étrangers aux pieds de poule. "Ils n'ont pas vraiment des pattes d'oiseau, mais portent, sur les jambes, des vêtements qui donnent cette impression.On m'a raconté que les Côtiers commercent depuis longtemps avec ces étrangers venus de pongo (le Nord) par l'océan. Jadis , d'après ce que j'ai compris, ils leurs procuraient de l'huile rouge et des défenses d'éléphants. Désormais, ils donnent des gens , même des enfants, en échange de marchandises. Il paraît que les Côtiers possèdent maintenant un roseau qui crache la foudre, lance des projectiles mortels. Cette arme fournie par les hommes aux pieds de poule , leur permet de soumettre aisément leurs captifs."

Elle chante et psalmodie le nom de son garçon :
Mukidi , c'est ainsi qu'il s'appelle. Prononcer ce nom l'apaise. Pas un instant, elle ne songe que des forces occultes puissent s'emparer de la vibration de ce nom. Cette croyance, parmi les plus ancrées dans la communauté, lui apparait subitement comme une bêtise. C'est d'être nommé qui fait exister ce qui vit. En énonçant le nom de son fils aîné, elle le ramène chez lui, y consolide sa présence. C'est ce que devraient faire toutes les mères, toutes celles dont on attend les fils.

Voilà , comme vous le constatez , j'ai préféré laisser parler Léonora Miano que moi , espérant que vous sentiriez le souffle qui habite sa narration.
J'ai été éblouie par la lumineuse simplicité de la langue imagée qu'elle emploie, par le suspense et la grande sagesse qu'elle sait donner tour à tour à son récit. 
J'ai été constamment sous le charme de sa prose riche et fluide à la fois .
C'est un roman-poème , archaïque et envoûtant, d'une très grande force intemporelle.
 Le livre ne fait guère plus de deux cent pages qui s'avalent d'une traite, mais je reviendrai le lire plus posément, et je remercie infiniment Léonora Miano pour le grand bonheur de lecture qu'elle m'a procuré ...

Pour illustrer ce billet, une photo réunissant les auteurs qui m'ont le plus impressionnée en cette rentrée littéraire : Richard Ford et Léonora Miano.  Respect !

MIOR
ps: partez dans votre lecture avec un crayon, comme dans un roman russe ! les noms des protagonistes sont de sonorité proche






8 commentaires:

  1. Ce livre ne m attirait pas, mais je dois dire que ton billet donne envie !

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    1. Tant mieux, c'est un livre de très belle qualité !

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  2. Tu me fais peur en le comparant à Certaines n'avaient jamais vu la mer car je l'ai très nettement préféré en version audio qu'en papier.

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    1. Je veux dire par là qu'il s'intéresse autant au collectif qu' à la destinée individuelle. Le groupe existe avec bcp de force , même si le personnage d'Eyabe se détache au premier plan.
      Par ailleurs, certaines tournures , comme je le disais .
      C'est un magnifique livre, très abouti stylistiquement

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  3. oh la la, je viens de lire le billet de Clara aussi sur le même livre...et je commence à regretter qu'il ne soit pas passé!!
    Beau billet qui donne envie Mior
    Belle journée

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    1. Merci chère Galéa !
      Pour ma part , c'est de loin le meilleur de ce que nous avons eu à lire jusqu'ici ...

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  4. Un très bon roman mais j'aime beaucoup cette auteure.
    Je viens de lire La confession de la lionne de Mia Couto qui m'a beaucoup rappelé ce livre.
    On ne sait jamais, il peut te plaire aussi

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    1. Oui, j'y ai pensé aussi ! De Mia Couto , j'ai d'abord L'Accordeur de silences dans ma pile à lire. Quand a Leonora Miano, je n'ose pas en aborder d'autres tellement celui ci m'a enchantée ...c'est idiot !

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Mior