vendredi 17 octobre 2014

"Le Mur Invisible" de Marlen Haushofer

Je viens de lire un livre étrange et singulier.
Est ce une Apocalypse, est ce une Robinsonnade ? 
Est ce une parabole sur l'enfermement, la claustration à l'intérieur d'un territoire comme à l'intérieur même de sa tête ? 
Quel était le projet de l'auteur quand elle s'est lancée dans cette narration, en 1963 ?
Voyez vous-mêmes : 

Dans les Alpes autrichiennes. La narratrice -son nom n'est jamais mentionné- rejoint pour un weekend sa cousine Louise et son mari dans leur pavillon de chasse. Alors que le couple, parti pour la soirée au village voisin, n'est pas revenu le lendemain matin, la narratrice restée seule au chalet avec leur chien, part à leur recherche. Sur le chemin, elle découvre qu'un mur invisible la sépare désormais du reste du monde. Derrière ce mur, tous les êtres qu'elle aperçoit semblent avoir été pétrifiés durant la nuit. Passé un moment de sidération, la narratrice va organiser sa survie, avec pour seuls compagnons une vache, une chatte et un chien...

Je fais ma toilette tous les jours, me brosse les dents, lave mon linge et nettoie la maison.
Je ne sais pas pourquoi je le fais, j'obéis à une sorte d'exigence intérieure. Si j'agissais autrement, j'aurais sans doute peur de cesser peu à peu d'appartenir au genre humain et je craindrais de me mettre à ramper sur le sol, sale et puante, en poussant des cris incompréhensibles. Ce n'est pas que je redoute de devenir un animal, cela ne serait pas si terrible, ce qui est terrible c'est qu'un homme ne peut jamais devenir un animal, il passe à côté de l'animalité pour sombrer dans l'abîme. Je ne veux pas que cela m'arrive (p.51)

Je ne suis plus celle que j'étais il y a deux ans . Si à présent j'avais envie d'avoir quelqu'un auprès de moi, j'aimerais que ce soit une femme âgée, intelligente et spirituelle avec qui je pourrais parfois rire. Car le rire me manque toujours autant. Mais elle mourrait probablement avant moi, et je serais de nouveau seule. Ce serait pire que de ne l'avoir jamais connue. Ce serait payer trop cher le rire (p.77)

...Noël avait été une belle fête mystérieuse aussi longtemps que j'étais restée une petite fille qui croyait aux miracles. Plus tard, Noël était devenu une fête joyeuse à l'occasion de laquelle je recevais des cadeaux de toutes parts et où je m'imaginais être le centre du monde. Je ne songeais pas alors à me demander ce que cette fête pouvait représenter pour mes parents ou pour mes grands-parents. Mais quelque chose de son ancien enchantement s'était dissipé et elle perdait chaque fois un peu plus de son éclat. Plus tard, quand mes filles étaient encore petites, la fête parut renaître, mais pas pour longtemps car mes enfants n'étaient pas aussi sensibles que moi au mystère et à l'enchantement. Pourtant Noël redevint une fête joyeuse où mes filles recevaient des cadeaux de toutes parts et s'imaginaient que tout n'était fait que pour elles. Et d'ailleurs il en était bien ainsi. Puis, très vite, Noël ne fut plus une fête mais le jour où par habitude nous nous offrions mutuellement des cadeaux que de toute façons il aurait fallu s'acheter. A ce moment, Noël était déjà mort pour moi et pas seulement ce vingt-quatre décembre au milieu de la forêt (p.155)

Le mur n'était-il pas une confirmation de mes craintes enfantines ? En une nuit, ma vie passée et tout ce que à quoi je tenais m'avaient été volés de façon mystérieuse. Tout pouvait arriver puisqu'une telle chose était possible. Naturellement, on m'avait inculqué à temps assez de discipline et de raison pour que j'étouffe dans l'oeuf des excès de ce genre. Mais je ne suis pas sûre que ce comportement soit normal; peut-être que la seule réaction normale à ce qui est arrivé aurait été de sombrer dans la folie (p.217)

En 1963, l'équilibre des forces nucléaires repose sur le programme MAD le bien nommé (Destruction Mutuelle Assurée) et la crise de Cuba vient de se produire. Nous sommes en Autriche où la guerre froide est certainement fortement ressentie, succédant à l'hégémonie hitlérienne. Des scénarios catastrophistes se répandent, la peur de fin du monde est prégnante à cette époque. C'est certainement l'une des pistes quant à la genèse de l'oeuvre. 

Et puis dans cette Autriche encore très Küche Kindern Kirche (Marlen Haushofer est née en 1920) on étouffe certainement un peu quand on est une femme ... Un discours très "anti-homme" filtre à travers les lignes d'ailleurs. La fin du récit, qui montera soudainement en tension, semble le confirmer.
L'auteur, fille de garde-forestier, mariée à un dentiste dont elle était l'assistante, écrivait "à ses moments perdus" comme on aurait dit alors...
Ici une très bonne analyse de l'oeuvre et de l'auteur :
Marlen Haushofer: écrire pour transcender sa condition de femme

Loin d'y voir comme certains une ode au retour à la Nature, je trouve que ce récit de survie est âpre, souvent ennuyeux par la répétition même des actes fastidieux d'une quotidienneté de combat ; le rapport aux animaux est magnifié car ce sont les seuls compagnons possibles ; ils sont observés et appréciés à l'aune de cette terrible situation. Et quand l'envie de "lâcher"prend (rarement) l'héroine, elle se dit qu'il lui faudrait d'abord les abattre et cela suffit à la retenir, elle qui semblait pourtant un peu revenue de tout, dans sa vie d'avant, d'avant la catastrophe...

En même temps, et malgré ce qui semble être des réserves, je ne peux nier que ce récit est étrange et assez fascinant. C'est une oeuvre forte, originale, un peu dérangeante dans le fond.
Je vais laisser résonner le livre en moi, je sens bien que dans l'absolu il faudrait le relire dans quelque temps...

Quelque avis : chez Cuné,  chez Moglug,  chez Cath(ulu) ,sur La Page Déchirée  et chez la Livrophage

Je serais contente d'avoir vos retours, pour ceux qui connaissent le livre ou ceux qui vont le découvrir. Le film qui vient de passer sur Arte il y a peu aura certainement donné envie à beaucoup (je n'ai pas voulu le regarder car j'étais alors en pleine lecture !)

MIOR


14 commentaires:

  1. J'ai adoré ce livre ! Je l'ai également chroniqué sur mon blog comme tu l'as mentionné mais je n'en garde pas le même souvenir que toi. J'ai perçu comme une attente et une transformation intérieure de la narratrice, exprimées ponctuellement d'ailleurs mais assez subtilement. Il faudra aussi que je le relise dans quelques mois...
    D'autres livres de Marlen Haushofer (La cinquième année, et Sous un ciel infini) dont les histoires sont complètement différentes reflètent aussi très bien le sentiment de solitude, malgré la présence d'autres personnages. Le rapport à la nature est toujours très présent aussi. C'est incontestablement l'un des livres qui m'a le plus marqué ces dernières années et je n'ai pas du tout ressenti d'ennui malgré la répétition du quotidien... Et finalement c'est aussi ce qui rend aussi livre aussi fascinant !
    Merci beaucoup pour l'article de la revue Germanica ! Miguel Couffon, l'un des traducteurs de Marlen Haushofer a également écrit un livre sur elle : "Marlen Haushofer (1920-1970) Ecrire pour ne pas perdre la raison". Je ne l'ai pas encore lu malheureusement mais ça viendra !

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    1. .... "une attente et une transformation intérieure" , tu dis très bien.
      Une fois le livre refermé j'ai eu envie de comprendre le contexte qu'a pu connaître l'auteur. Pour ça Internet c'est génial, on peut approfondir ses lectures très facilement maintenant , ça amène vraiment un plus je trouve.
      Le sentiment de solitude semble avoir hanté cette auteure, dans le fond...

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  2. Je n'ai pas ressenti cet ennui quant à la quotidienneté de son combat, comme quoi ! :)

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    1. Elle trait sa vache ,elle coupe son bois , elle surveille ses patates ...on a parfois le temps de se barber !
      Ce personnage , qui ne manque de profondeur, est quand même assez misanthrope , ou à tout le moins drôlement détachée . La fin , d'ailleurs, m'a un peu chiffonnée , mais je ne peux guère en dire plus ici , par égard pour ceux qui voudront lire ce récit...

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  3. J'ai lu un billet chez la Comète (bouquins garnis) il n'y a pas très longtemps, qui ne m'avait pas plus tentée que cela, mais étrangement, vous ne l'abordez pas de la même manière....
    Je ne suis pas sûre d'avoir la sensibilité nécessaire pour entrer dans ce type de roman en fait.

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  4. C'est un livre étrange... Dans mon club de lecture , tout le monde l'a trouvé intéressant , et certaines l'ont vraiment beaucoup apprécié . J'étais plus circonspecte mais je m'aperçois que j'y repense beaucoup depuis...

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  5. Une éternité que je tourne autour de ce livre ! Tu confirmes la curiosité...

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    1. ...alors vas y voir , tu ne perdras pas ton temps, une oeuvre intéressante et assez intrigante

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  6. J'aime ce genre de livre ....merci de l'info : je n'en avais jamais entendu parler ...

    attila

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    1. il a été chroniqué sur de nombreux blogs, et il a ses fans . Un je ne sais quoi me laisse à penser qu'il ne devrait pas te laisser indifférente (juste le fait que tu aies des poules, mouarf !...)

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  7. Oui, vraiment ce livre est étrange fascinant pénétrant, remarquable ! :)

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    1. Je pense de plus en plus que je le relirai d'ici peu ...

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  8. Dasola m'écrit ce commentaire (et je fais une fausse manip qui l'enlève...) :
    Bonsoir Mior
    J'ai beaucoup aimé ce roman lu il y a plusieurs années. Et je te conseille l'adaptation filmique dès que tu pourras. C'est assez réussi et l'actrice Martina Gedeckest vraiment bien.

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    1. Merci Dasola de ce commentaire et désolée de t'avoir ratatinée !

      J'ai vu le film depuis, l'interprétation de Martina Gedeck est excellente en effet et l'adaptation plus qu'honnête.
      Elle insiste toutefois beaucoup sur l'aspect retour à la nature en édulcorant pas mal le texte (on ne sait pas que cette femme était mère, on ne la voit pas malade à en crever (la grippe,la dent) on ressent beaucoup moins ses moments de désespoir que ceux de ressourcement au contact de la nature. C'est une vision du livre assez esthétisante et séduisante tout à la fois

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Mior