samedi 29 novembre 2014

" Trop de bonheur " d'Alice Munro

Je n'avais encore rien jamais lu d'Alice Munro 

(c'est fou le nombre le nombre d'auteurs connus dont on a encore-jamais-rien-lu quand on est pourtant perçue comme une personne lisant tout le temps...) 



Je n'ignorais pas qu'elle avait été couronnée du prix Nobel de littérature en 2013, première Canadienne et treizième femme récipiendaire, au moment même où elle songeait sérieusement à prendre sa retraite (j'ai lu quelque part cette phrase amusante qu'elle aurait dite : "Philip Roth l'a fait et il a l'air heureux maintenant" ...) 

C'était surtout la première fois que le Nobel de littérature était décerné à un auteur de nouvelles.
Ce genre reconnu, mais terriblement casse-gueule. 
Ce format dans lequel on peut facilement se sentir frustré : soit on a aimé les personnages et on aurait préféré passer quatre cent pages avec eux, soit trente c'est déjà trop . 
La nouvelle est souvent "à chute" -de ce point de vue là, ça passe où ça casse- et semble un genre virtuose où l'auteur -et partant, son lecteur- est toujours sur le fil.

Eh bien je peux vous dire que les Suédois ne se sont pas trompés et que Mme Munro est une grande prêtresse...

"Trop de bonheur" (titre dont l'ironie saute aux oreilles) est son douzième recueil de nouvelles : dix titres, calibrés entre trente et cinquante pages, d'une redoutable efficacité narrative et avec construction d'univers variés. 

Certes, ce sont souvent des femmes qui parlent, ou dont le narrateur extérieur explore la psyché, mais pas que ... Il serait trop facile de cantonner Alice Munro aux "desperate housewifes" de la petite classe moyenne nord-américaine, son oeuvre va bien au delà : quête d'identité, jeux plus ou moins malsains de prise de pouvoir (dans l'enfance par exemple) , tourments et non-dits de la vie familiale, enchaînements hasardeux de la vie... 

Dit comme cela, ça a l'air très noir, et pourtant : 
dans la première nouvelle du recueil qui gifle littéralement le lecteur, il est question de résilience, alors que rien ne le laissait espérer à première vue. 
Dans une autre un vieux couple fatigué de tant d'années de vie commune retrouve du contact à travers un incident minime et sans signification particulière. 
Une autre évoque les tentations sentimentales et charnelles d'un homme à l'article de la mort qui fera finalement le choix de la fidélité à sa femme.
Et je ne suis pas prêt d'oublier la nouvelle "Trous-Profonds" , à mes yeux une prouesse de vingt pages sur l'éducation d'un fils, et ce qu'elle peut -ou pas- favoriser.

C'est extrêmement subtil , parfois un peu elliptique, ce qui rajoute beaucoup de profondeur au récit. On parle ici d'ambivalence et de choses très enfouies. 
 Cela m'a fait penser à Henry James parfois , en ce sens que les "héros" des nouvelles semblent ignorer leur moi profond qui va se révéler à travers une péripétie de l'existence. On se doute qu'ils retourneront ensuite modestement à leurs introversions ordinaires. 

Si quelqu'un a écrit que "la conclusion chez Munro est un genre en soi" , je dois dire que j'ai été éblouie par son art du premier paragraphe. Un tel talent pour vous mettre en appétit !
Exemples :

FICTION 
Son moment préféré en hiver était celui du retour en voiture, à la fin de sa journée de prof de musique à l'école de Rough River. L'obscurité était déjà tombée et il neigeait parfois dans les rues hautes, alors que c'était la pluie qui fouettait la voiture sur la route côtière. Joyce traversait toute la ville pour pénétrer dans la forêt, une vraie forêt de grands pins Douglas et de cèdres, mais où les gens vivaient tous les trois ou quatre cents mètres environ. Il y avait des maraîchers, quelques éleveurs de moutons ou de chevaux pour l'équitation et il y avait des artisans comme Jon - il restaurait et fabriquait du mobilier.

DES FEMMES 
Il m'arrive d'être effarée de penser que je suis si vieille. Je me rappelle le temps où les rues de ma ville étaient arrosées en été pour faire tomber la poussière et où les jeunes femmes portaient des tournures et des crinolines qui tenaient debout toutes seules et où on n'avait guère de recours contre la polio et la leucémie, entre autres. Quand on attrapait la polio, on s'en remettait parfois, avec ou sans séquelles, mais atteint d'une leucémie, on s'alitait, et après quelques semaines ou quelques mois de déclin dans une atmosphère tragique, on mourait.

JEU D'ENFANT
J'imagine qu'on en a parlé chez nous, après coup.
Comme c'est triste , c'est affreux . (Ma mère.)

C'est un défaut de surveillance qui n'aurait jamais dû se produire.
Où étaient les monitrices ? (Mon père.)


TROUS-PROFONDS 
Sally  mit dans le panier les oeufs mimosa. Elle détestait en emporter pour les pique-niques parce qu'ils faisaient des saletés partout.

Et dans la dernière, qui donne son titre au recueil : 

(...) Elle était en train d'apprendre, bien tard, ce que tant de gens autour d'elle savaient apparemment depuis l'enfance -que la vie peut être parfaitement satisfaisante sans grands accomplissements . Qu'elle peut déborder d'activités qui ne vous épuisent pas jusqu'aux moelles. Acquérir le nécessaire pour une existence confortablement nantie puis entreprendre une vie mondaine et publique pleine de distractions vous évitait totalement l'ennui et l'inaction, tout en vous donnant le sentiment d'avoir en définitive fait plaisir à tout le monde. Toute souffrance était inutile.

(...)  "Rappelle-toi toujours qu'en sortant de la pièce, un homme y abandonne tout ce qui s'y trouve, lui a dit son amie Marie Mendelson. Quand une femme en sort, elle emporte avec elle tout ce qui s'est passé dans cette pièce. "

Pas de chute . Ou plutôt si ? 

MIOR   
 

Je suis heureuse de participer au Mois de la Nouvelle chez Flo ICI avec ce billet ;-)

16 commentaires:

  1. J'ai adoré aussi les deux recueils d'Alice Munro que j'ai lus, et l'art de mettre en situation en quelques lignes. J'ai lu "Fugitives" et "Trop de bonheur".

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    1. quelle technique ! c'est éblouissant...même si toutes les nouvelles ne m'ont autant parlé les unes que les autres

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  2. merci mior
    pour ce bilan si positif et évocateur,
    merci encore pour les citations qui nous plongent bien dans son univers....
    moi je lis "Bonheur national brut" en ce moment, un pavé de 700 pages commis par françois Roux- ce n'est pas inintéressant mais souvent schématique et sans style ! biz-pasc

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  3. Je n'ai pas encore lu de nouvelles d'Alice Munro, et pourtant, j'adore les nouvelles! J'aime les nouvelles plutôt courtes, mais d'après ce que tu en dis, ce recueil pourrait fort bien me plaire.

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    1. c'est assurément une littérature de qualité, qui peut troubler toutefois

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  4. L'art de la chute est visiblement venu après son premier recueil chez Munro. J'ai lu qu'elle a ensuite appris à être la plus elliptique possible sur la chute et que quand elle lisait ensuite ses premiers textes en lectures, elles ne lisaient pas les dernières lignes, trop explicites pour elle.

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    1. la dame est très forte...je retournerai assurément la lire.
      Tu as vu que vient de paraître un nouveau recueil tout dernièrement ?
      "Rien que la vie" ...c'est tentant ;-)

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  5. J'ai beaucoup aimé ce recueil, vraiment beaucoup

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    1. Moi aussi , je l'ai trouvé marquant .
      J'irai voir ton billet, si tu en as fait un

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  6. Je ne connaissais pas du tout, mais tu me donnes bien envie de le lire. Je le note pour une prochaine visite en librairie.

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  7. En poche maintenant ( Points) n'hésite pas !

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  8. Quel billet Mior!!! (punaise, publier plus parcimonieusement a indéniablement ses avantages qualitatifs). C'est bien la première fois que je me dis que je manque peut-être quelque chose en ne lisant pas de nouvelles. Je n'avais pas lu d'avis hyper enthousiastes sur Munro, ou alors je n'y ai pas fait attention (très probable), mais il n'est pas impossible que je m'y penche un jour.
    Vraiment Bravo !

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  9. Wou ouh ! Merci beaucoup , venant de toi , le compliment fait mouche ! Écoute , je m'aperçois que je lis de plus en plus lentement, donc impossible de publier - en moyenne- plus d'un billet par semaine , ou deux max. Je m'aperçois aussi que je prends de plus en plus de temps pour écrire les billets , dont j'ai vraiment envie d'être satisfaite . Après ...
    Oui , je te conseille ce recueil de Mme Munro de tout cœur ( même si je suis complètement passée à côté de la dernière nouvelle, qui donne son titre au bouquin)

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  10. Ce billet donne fichtrement envie de se pencher sur les livres de Mme Munro ! Je sens que mon libraire va recevoir une petite visite de ma part cet aprem... Je découvre ton blog avec plaisir, et suis soulagée de voir que je ne suis pas la seule à galérer pour publier une fois par semaine (hum hum quand ce n'est pas toutes les deux semaines...) !
    A très vite !

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    1. en même temps , ça parait raisonnable , ce rythme , il faut quand même se donner le temps de lire, et sans forcément faire un billet à chaque lecture (a-t-on toujours quelque chose à dire sur un bouquin ? ...)
      Alors bienvenue au club ;-)
      J'espère que tu apprécieras la plume de Mme Munro en tout cas
      Et merci de ta visite

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Merci de votre visite, et de votre commentaire ;-)
A bientôt !
Mior