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dimanche 20 mars 2016

" Rien où poser sa tête " de Françoise Frenkel

publié chez L'Arbalète Gallimard. 258 pages




Après le billet de Galéa je savais deux choses : je voulais lire ce livre, et il serait difficile de faire un billet plus tentateur que le sien ;-)

L'histoire de ce bouquin est follement romanesque, jugez en plutôt :
une libraire de cinquante ans , juive polonaise, d'éducation universitaire française,  ayant créé et dirigé pendant près de vingt ans la première librairie française de Berlin, se voit en 1939 contrainte à la fuite et à l'errance dans la France de l'Occupation. Elle tient certainement un journal, ou prend des notes, qui lui permettront de publier dès 1945 son témoignage depuis la Suisse où elle a fini par trouver refuge. 
Comme elle n'a pas d'enfants, ni d'ayant-droit apparemment, ce livre qui a dû être accueilli par un silence assourdissant à sa parution sombre totalement dans l'oubli -ce qui est une métaphore des plus cruelles- jusqu'à ce qu'il réapparaisse dans un vide-grenier à Nice, ville qui abrita en grande partie sa cavale et où elle revint vivre après la guerre...
La boucle est bouclée et il y a quelque chose de fascinant dans tout cet enchaînement. 

Françoise Frenkel a eu une fulgurance : intituler son livre de cette façon un peu bancale, grammaticalement tirée par les cheveux, et merveilleusement poétique. C'est certainement ce titre qui a intrigué celui qui a ramassé le volume et en a commencé la lecture, ne sachant pas encore qu'il venait de trouver un fil d'Ariane qu'il n'aurait de cesse de rembobiner.
On peut remercier les éditions Gallimard d'avoir réédité ce témoignage, offrant ainsi à Françoise Frenkel une forme de seconde vie ; et Patrick Modiano -qui d'autre...- d'avoir écrit une jolie préface.

Le texte, s'il est rédigé dans une langue impeccable, ne se veut pas littéraire. 
La pudeur et la tenue étaient certainement profondément inscrites dans la personnalité de Françoise Frenkel, qui jamais ne se plaint, mais résiste de toutes ses forces à la volonté d'extermination nazie qui pèse sur sa tête, terrifiante épée de Damoclès dont elle semble ne rien ignorer. 
On la voit lutter, se débattre dans des difficultés inouïes, on mesure au jour le jour ce qu'est cette triste existence de fugitive, jamais longtemps en sécurité quelque part, toujours tributaire de bons français qui l'aideront magnifiquement ou de salopards ordinaires qui rajoutent à la peine du monde. 
Mention spéciale aux Marius, l'incroyable couple de coiffeurs niçois, dans la première catégorie...
Est ce par un souci d'équanimité, ou les choses se sont-elles déroulées ainsi "comme par hasard", mais on a l'impression que les bonnes actions compensent toujours les mauvaises et que les choses s'équilibrent mystérieusement. Ce qui explique sa survie.

C'est une des grâces du récit, qui par ailleurs peut parfois sembler un peu sec. En ce sens il m'a beaucoup fait penser au témoignage de Monique LéviStrauss, qui par une pudeur extrême créait une sorte de mise à distance de son expérience pour le lecteur avec "une enfance dans la gueule du loup" . 
L'autre livre auquel on pense tout le temps est la "Suite française" d' Irène Némirowsky, c'est l'autre pôle en quelque sorte, le livre d'un écrivain contrainte à cette même vie de criminel, totalement bouleversant par sa puissance littéraire. 

Entre ces deux extrêmes se situe ce récit, que la postface en forme de dossier éclaire avec beaucoup de force. On y apprend que Françoise Frenkel était mariée pendant toutes ses années berlinoises avec Simon Raichenstein, un juif russe qui préféra s'exiler en France dès 1933. On pourrait penser qu'il fit alors preuve de lucidité. Françoise Frenkel n'évoque jamais cet époux , les circonstances de leur séparation, a fortiori leur vie commune "d'avant" à gérer leur librairie berlinoise. J'en ai eu un regret intense , j'aurais tellement aimé en savoir plus. Pour moi cet homme était là "en creux" tout le temps de ma lecture et je me suis sentie bouleversée par une concordance presque absolue de dates : au moment où Françoise Frenkel passe extrêmement prêt de la rafle le 26 Août 1942 à Nice, Simon Raichenstein vient de mourir à Auschwitz sept jours plus tôt le 19 Août.

Dans l'avant-propos de la main de Françoise Frenkel : "...afin que ne soient pas oubliés ni méconnus les obscurs dévouements ". 
Respect.

MIOR.

Les billets du Réseau Modiano , de Petite Balabolka, de L'Epervier Incassable et de L'Ivre de Lire 

9 commentaires:

  1. Très beau billet, Mior, très émouvant. Tout ça me fait penser au Journal d'Hélène Berr qui m'avait bouleversée (publié aussi 50 ans après sa mort ).Je ne sais pourtant pas si je lirai ce livre. J'en ai trop lu des livres sur ce thème, mais je trouve formidable qu'il ait été publié et que ce témoignage existe.

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  2. Je lirai ce témoignage même si j'en ai lu beaucoup sur ce thème parce que c'est quelqu'un qui a vécu cette période et que cela rend ce livre unique. Merci pour ce beau billet.

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    1. On vit cette cavale de l' intérieur , le mauvais passeur, la fatigue de vivre tout cela alors qu'elle n'est plus jeune...cette femme a eu un très grand courage et beaucoup de dignité dans la tourmente

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  3. Tu n'as pas à rougir de ton billet, je te rassure ! :) Je trouve l'histoire de ce livre déjà extraordinairement romanesque, qu'il nous soit parvenu, alors si j'ai l'occasion de le lire, je le ferais...

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    1. Le billet de Galea etait magnifique car elle était allée trouver dans sa ville les lieux évoqués par Françoise Frenkel , en particulier le salon de coiffure des Marius

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  4. Ces destins de femmes traquées par l'Occupation m'émeuvent toujours, depuis que j'ai lu le journal d'Anne Frank quand j'étais ado, que ce soit Nemirovsky, Hanna Arendt, Hélène Berr, Simone Veil (et Weil), ou l'hollandaise Etty Hillesum dont le journal touche au coeur. Cela ne m'étonne pas qu'une autre femme de cette trempe sorte de l'obscurité de l'histoire. J'aimerais lire son témoignage à l'occasion, ton billet fait envie (comme souvent en ce qui me concerne !). Le titre me fait penser à une parole du Christ dans l'Evangile : "le fils de l'homme n'a nulle part où poser la tête".

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    1. Ah je me disais bien que j'avais déjà croisé cette phrase ou plus exactement cette image quelque part ...

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Mior