mardi 7 février 2017

" Un bonheur parfait " de James Salter

Affichage de DSC_0163.JPG en cours...
Titre original : Light Years .
Qui aurait pu se traduire par "les années lumière" ou "les années légères". Non ? :-/

Bouquin paru en 1975 aux States, vingt ans plus tard chez nous. Je l'avais lu alors, mais n'avait pas dû y comprendre grand chose, il faut avoir une bonne quarantaine et plus pour apprécier ce roman au charme étrange, je crois ;-) 

1958. Viri et Nedra sont un couple superbe ; 
ils ont la trentaine , deux petites filles, un chien, une tortue et un poney; ils habitent une vieille maison sur l'Hudson dans la campagne proche de New-York. Ils cultivent un art de vivre plein de fantaisie et d'amitiés fortes, y compris amoureuses. 
Et puis ...

Une énième variation sur le mariage, ses grandeurs, ses petitesses et sur le temps qui passe ? Oui, assurément, mais avec un angle de vue bien particulier : James Salter évoque des personnages qui ne retiendront de la vie que ce qui concerne leur vie intime et sentimentale. Foin de la carrière d'architecte de Viri, par exemple, on comprendra qu'il aurait aimé percer plus encore, mais au fond... ce n'est pas ce qui compte. Seul l'amour aura compté, celui que l'on partage avec son conjoint, ses enfants , ses amis, que l'on porte aux artistes, aux amants. L'amour de la liberté également, qui fait que pour continuer à sonner juste, l'un des époux quittera le navire. Aucune sentimentalité pourtant, qu'on ne se méprenne pas. Beaucoup d'idéal, beaucoup de mélancolie, beaucoup d'honnêteté chez ces héros. 

L'écriture de Salter est admirable. Des phrases sublimes comme s'il en pleuvait, des passages plus obscurs également (les toutes premières pages ont failli avoir raison de moi) et une très grande maîtrise dans la narration, simple et virtuose à la fois. 
Par exemple, toute la psychologie des personnages est très largement évoquée à travers des dialogues. Pas d'introspection proustienne ni de monologue intérieur à la V.Woolf ; Viri et Nedra vivent, agissent, avancent, parlent. Et comme dans la vie, c'est ainsi que nous les connaîtrons. 
Ils parlent avec leurs amis, ils parlent entre eux, ils parlent avec leurs filles, leurs connaissances parlent d'eux. Salter observe. Il ne cherche pas à dérouler un récit qui aurait force de démonstration, il donne l'impression de suivre Viri et Nessa plus que les précéder, il a une grande bienveillance envers eux (il les connaît probablement très bien). Le narrateur leur passe régulièrement la parole, manie le présent et le passé dans la même page, un peu comme on passe du coq à l'âne dans une discussion ; certains personnages disparaissent comme dans la vie on perd de vue des gens que l'on a pourtant sincèrement apprécié (le personnage d'Arnaud qui disparait dans la tempête). Tout ça est un peu fouillis. Comme dans la vie, où on tire des bords peut-être plus souvent qu'on ne choisit vraiment sa trajectoire. 
Mais avec un art de la narration qui transforme pratiquement chaque chapitre en nouvelle qui pourrait se lire pour elle-même. Le chapitre 3, une scène chez le tailleur, 8 pages tirées au cordeau, quel délice ! Avec un très grand art du portrait, Salter "croque" ses personnages, en quelques lignes tout est dit. De très belles images/formules à toutes les pages ; à propos de ce tailleur par exemple :

On aurait dit un malade à la fin d'une trop longue visite; il semblait fatigué.

Au plus profond de son être, elle avait l'instinct d'un animal migrateur. Elle trouverait la toundra, l'océan, le chemin du retour.

Un espèce fatal s'était créé, comme celui qui sépare un paquebot du quai, devenu brusquement trop large pour sauter; tout est encore présent, visible, mais inaccessible désormais. 

N'importe quel couple qui se sépare -c'est comme une bûche qu'on fend. Les morceaux ne sont pas égaux. L'un d'eux contient le coeur.

Extraits :

"Il y a des choses que j'aime dans le mariage, dit Nedra. Par exemple, son côté familier. C'est comme un tatouage. Tu en voulais un, tu l'as eu, et à présent il est gravé dans ta peau pour toujours. C'est à peine si tu en as encore conscience. Je dois être très conformiste.
- D'une certaine manière, peut-être.

- Cette terrible dépendance des autres, ce besoin d'amour.
- Ce n'est pas terrible.

- Si, parce que, en même temps, il y a la stupidité de ce genre de vie, l'ennui, les disputes."
Il calait un oreiller derrière elle. Elle se souleva sans dire un mot.
"On n'a pas de lait sans vache et inversement, dit-il.
- Sans vache. 
- Tu comprends, non ? 
- Si tu veux du lait, tu dois accepter la vache, l'étable, les prés et tout le bataclan.
- Exactement" , dit-il



-Tu dois aller plus loin que moi, tu le sais , n'est ce pas ? dit Nedra.
-Plus loin ?
-Oui, dans la vie. Tu dois devenir quelqu'un de libre."
Elle n'expliqua pas ses paroles ; elle en était incapable. Il ne s'agissait pas seulement du fait de vivre seule, bien que ç'eût été nécessaire dans son cas. La liberté dont elle parlait, c'était la conquête de soi. Ce n'était pas un état naturel. Ne la connaissaient que ceux qui voulaient tout risquer pour y parvenir, et se rendaient compte que sans elle, la vie n'est qu'une succession d'appétits, jusqu'au jour où les dents vous manquent.

Afficher l'image d'origine


Un beau et long  billet de blog , l'avis Anna Gavalda (qui traduisit le magnifique "Stoner"  de John Williams en son temps)  un interview dans l'Obs, et celui de Slate dont j'extrais ces quelques lignes :


«Ce livre est la roche érodée de la vie conjugale. Tout ce qui est beau, tout ce qui est banal, tout ce qui nourrit ou ratatine. Cela dure des années, des décennies, et au final, cela semble avoir passé comme ces paysages entraperçus depuis la fenêtre du train —ici un pré, un bosquet d’arbres, des maisons aux fenêtres éclairées au crépuscule, des villes obscures, des gares qui s’évanouissent en un éclair— tout ce qui n’est pas écrit disparaît, excepté certains moments, certaines personnes et certaines scènes, impérissables. Les animaux meurent, on vend la maison, les enfants sont grands, le couple lui-même a disparu, et pourtant il reste ce poème.

Je comprendrais très bien que l'on n'apprécie pas ce bouquin, qu'on ne réussisse pas à s'attacher aux personnages, parfois durs, et en apesanteur en quelque sorte dans la société des années 60 aux USA (cela m'a rappelé ma lecture, toute jeune, du "Quatuor d'Alexandrie" de Durell, dont les personnages me semblaient incompréhensibles...et fascinants )

On peut trouver la fin ratée ou faible, la traduction parfois étrange. N'empêche. Lisez ce bouquin de Salter. Si vous avez touché du doigt que toute vie est bien entendu un processus de démolition, comme le disait Fitzgerald.

MIOR.

20 commentaires:

  1. Tu ne seras sans doute pas étonnée si je te dis que je suis une adepte de Salter. ...son style, son oeuvre, sa personnalité, sa classe......et bien sûr sa proximité avec Fitz.....

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Hey! Ca fait plaisir de te voir passer ici , toi ! :-))
      Je me suis aperçue que j'avais également " un sport et un divertissement " à la maison, que je (re)lirai très certainement
      C'est vraiment particulier, ce "Light Years"...toute une atmosphère, oui, tu as raison de le mentionner, à la Fitzgerald
      ( rhoo, il faudra aussi que je relise Tendre est la nuit , un de ces quatre !)

      Supprimer
  2. Voilà un roman qui m'a profondément ennuyée et dont je n'ai pas aimé l'écriture avec une narration éclatée. Je n'ai toujours pas relu cet auteur, suite à cette rencontre ratée.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je pense que ça passe ou que ça casse, il n'y a guère d'entre-deux possible.
      C'est vraiment la langue de l'auteur qui m'a fascinée , cette façon de toucher à l'intime sans atermoiements, fausses pudeurs ou pensées convenues. Ces personnages aiment la vérité plus que tout, ils y perdront tout leur confort. Mais ils ne sont pas foncièrement attachants, je veux bien le reconnaître

      Supprimer
  3. Je ne suis pas très sûre d'avoir commencé, un jour, un livre de cet auteur ou non... de toute façon, ça date, et je peux lui laisser une deuxième chance, je crois ! Ton avis et les citations m'y incitent.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci de ta confiance, Kathel ;-) c'est à la fois assez désespéré et plein de vitalité, assez particulier de ce point de vue.

      Supprimer
  4. J'ai acheté ce livre dans une petite librairie il y a quelques années (elle a fermé désormais) et j'avoue n'avoir finalement jamais sauté le pas...
    J'ai souvent entendu de jolis mots au sujet de ce roman...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Un charme étrange qui laisse certains froids ...la fuite du temps et des sentiments, la fragilité de nos liens quoiqu'on en pense, pas très cotillon tout ça ! Des sujets rebattus, par ailleurs. Pour ma part c'est surtout la façon de s'y prendre de l'auteur qui m'a vraiment beaucoup séduite

      Supprimer
  5. Je m'en doutais! A la bibli, il est emprunté (jusqu'en mars 2012) je m'amuse car j'ai le chic pour tomber sur ce type de situation, ce n'est pas la première fois, à la bibli on va me connaitre sous cet angle...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Euh...le sujet veux tu dire ?

      Supprimer
    2. Non, la casse pieds qui veut emprunter les livres qui auraient dû être rendus depuis... longtemps.^_^ Et qui les oblige à relancer les lecteurs indélicats (mais parfois j'abandonne)(quoique là en ce moment j'ai sous les projecteurs le T1 d'une grande série SF, deux mois de retard...)

      Supprimer
  6. Il me tente bien, moi, ce titre, dont je n'ai jamais entendu parler, d'ailleurs ... Mais j'ai la quarantaine et plus, j'ai déjà le profil requis ! Et il faudrait quand même que je lise Le quatuor depuis le temps que je me dis que je vais le faire ...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Le Quatuor d'Alexandrie un bouquin un peu mythique, je me demande s'il résiste à la relecture ...

      Supprimer
  7. Réponses
    1. ... un bouquin très clivant, ce Salter, j'ai bien l'impression ( si j'en crois les réactions de mes amies du club de lecture...)

      Supprimer
  8. Très alléchant... ce que tu en dis me fait penser aux romans de Franzen..

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ah,je ne saurais te dire, n'ai pas lu ce gaillard là ;-)
      Beaucoup d'amies lectrices n'ont pas réussi à s'attacher aux personnages, qu'elles trouvent snobs et peu sympathiques. Moi je les connais bien, ces gens qui ne savent jamais se contenter...je les aime et je leur pardonne beaucoup

      Supprimer
  9. Je fais partie de ceux que ce roman a profondément ennuyés... Je me suis accrochée longtemps, parce que tout le monde me disait : "c'est un chef d'oeuvre", mais j'ai fini par renoncer... Salter n'est un auteur pour moi, je crois.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Coucou Papillon , ça fait plaisir de te voir passer par là !
      Un chef-d'oeuvre, je ne sais pas, mais un livre sensible et taraudant . Parler de couple , leurs échecs leurs moments de plénitude ou de décomposition, tant l'ont fait certes! ...mais ici il ya une sorte de franchise qui m'a "parlé " .
      Je sais que ça a fait un bide auprès de beaucoup de lecteurs néanmoins...

      Supprimer
  10. Je suis rarement cliente des histoires de couples de tous ordres (peut-être parce que je n'ai pas encore tout à fait atteint la quarantaine), je ne suis pas sûre d'être sensible à ce genre d'histoires même avec un style flamboyant (à ce propre l'extrait sur la buche coupée en deux avec la coeur que d'un seul côté, je trouve cela sublime). Ton billet est très beau quand tu parles de fouilli de la narration qui rappelle les méandres de la vie IRL, néanmoins j'attendrai un peu pour me plonger dans Salter.

    (ps; effectivement tu as GRANDEMENT ralenti ton rythme de publication ;-)
    Je t'embrasse

    RépondreSupprimer

Merci de votre visite, et de votre commentaire ;-)
A bientôt !
Mior