Richard Powers écrit des livres pas spécialement faciles d'accès mais profondément originaux dans le paysage actuel du roman.
Après l'in-oubliable "Le temps où nous chantions" , voici revenir le thème de la musique dans "Orfeo", paru en août 2015 au Cherche-Midi ;
Vous pensez bien qu'il fallait que j'y aille ;-)

La musique était un fil conducteur du gros pavé "le temps où..." juste après la question de la lutte pour les droits civiques, qui était elle au premier plan. Powers s'essayait à un exercice extrêmement difficile, celui de décrire ce qui passe dans la psyché du musicien au moment où il s'exprime, mais aussi dans celle de celui qui reçoit cette musique. Pourquoi et comment sommes-nous (ou pas;-) musiciens et mélomanes, que se passe-t-il dans le cerveau de celui qui joue, de celui qui écoute, pourquoi l'un des frères de cette intrigue est un honnête musicien, sans plus, alors que son frère est furieusement doué. De longues pages étaient consacrées à leur pratique de la musique, dans l'archi-détail. Dans "Orfeo" c'est du compositeur qu'il va s'approcher.
Richard Powers est passionné par la neurologie et la chimie du cerveau, ce qui nous meut -et nous échappe totalement-. Il est fasciné par le biologique en nous, avec toutes ses incidences sur nos goûts et nos attachements.
Dans "La chambre aux échos" il explorait par exemple le cerveau d'un amnésique dans sa capacité à revenir à sa vie d'avant, après un accident. Comment ce n'était pas seule sa mémoire qui était affectée, mais sa capacité à savoir Qui il était et à créer du lien avec autrui.
Cette approche ambitieuse plonge le lecteur dans une réflexion parfois vertigineuse, extrêmement excitante intellectuellement parlant. Richard Powers (né dans l'Illinois en 1957) est un auteur atypique et passionnant, qui sait de plus mêler tous ces questionnements à des intrigues solidement bâties (ouf) comme ici :
Peter Els , soixante dix ans, est un compositeur solitaire à la retraite. Après la musique, son autre passion est la chimie. Parce qu'il leur trouve de fait des connections : il voit dans l'organisation d'une chaîne d'ADN un côté poétique, de la même façon qu'il pense qu'il y a un côté organique dans l'agencement d'une page de musique, en somme. Ayant laissé la musique de côté, il pratique donc son hobby, tranquillement dans son coin et sans intention particulière, "en amateur" dirait-on s'il s'agissait de musique ;-)
Mais, quand par un hasard malencontreux, la Sécurité nationale sonne à sa porte et découvre l'important matériel qu'il possède, elle le suspecte immédiatement et dans un raccourci regrettable de préparations bactériologiques terroristes. Bientôt, la tête de Peter Els passe en boucle à la télé, la rumeur enfle follement, l'emballement médiatique est à son comble (rumeurs, approximations...). Peter, paniqué, prend la fuite...
En cavale, il se souvient et raconte par bribes son itinéraire de musicien, il reconstitue tout ce qui a fait sa vie, comment la musique y fut la plus belle mais aussi la plus nocive des passions, comment l'idée de l'amitié a pu éventuellement lui faire rater la réalité de l'amour, comment il a perdu puis retrouvée son enfant unique, comment il a traversé le siècle en somme.
C'est brillant, touchant, érudit mais pas pédant ; Powers réussit à retracer cinquante ans de création musicale (dans les très grandes lignes tout de même...) en questionnant cet acte de composer, besoin étrange et tyrannique. S' il a un côté "toute-une-vie-bien-ratée" -mais pas que- je me suis attachée à Peter Els et me suis enfuie avec lui, loin de la paranoïa contemporaine, dans une fugue plus tonifiante que désespérée.
Des extraits :
L'air matinal embaumait le possible au point d'en être ridicule.
...à l'époque où il commençait à constituer un portfolio pour sa thèse, Peter était tombé dans une grande spirale d'influences. Tout le monde faisait les poches à tout le monde : les FabFour volaient Stockhausen pour écrire Sgt Pepper; Andriessen et Berio réarrangeaient Lennon et Mac Cartney. Pendant quelques mois lumineux, l'élevé et le vulgaire, le frileux et l'aventureux, le sommaire et le sophistiqué s'étaient entrelacés en un contrepoint compliqué.
...pendant des années la crise s'était limitée à un choix : Schoenberg ou Stravinski. Mais en 1966, ces deux noms évoquaient l'incongru et le vieillot (...) Par un pur hasard il avait la chance de vivre à l'aube de cette révolution. Depuis l'Ars Nova au quatorzième siècle, ou l'invention de la sonate à la fin du dix-huitième, il n'y avait pas eu de meilleure période pour commencer. (...)
La musique est une coulée de conscience qui pénètre en nous par l'oreille. Et rien n'est plus terrifiant que la conscience.
La chambre ressemblait à l'au-delà vu dans un roman existentialiste français. Un lit, une chaise, un chevet, un radio-réveil, un téléviseur fixé au mur. On aurait pu voguer vers une autre galaxie ou purger une peine à perpétuité dans l'oubli très basse sécurité de cette pièce.
Ils chantaient tout près l'un de l'autre, bouche à bouche, déformant les notes jusqu'à frôler la dissonance. La friction de ces temps forts leur entamaient directement la cervelle. Ils ne s'étaient pas encore vus nus. Mais cette résonance partagée des os de leur crâne était plus intime que tout acte sexuel.
Il imaginait sa femme assise en face de lui, qui secouait la tête devant le guêpier où il s'était fourré. Ils avaient passé ensemble une poignée d'années, et chacune les avait rendus un peu plus opaques l'un à l'autre. Pourtant, Peter plaisantait encore parfois avec le fantôme de Maddy ou la sondait sur la dernière bizarrerie du moment. Au début, elle admirait son besoin compulsif de faire de la musique ; à la fin elle était seulement déroutée.
Je voudrais rassurer tous ceux qui m'ont suivie jusqu'au bout de ce (long) billet, il n'est pas besoin d'avoir une grande connaissance du monde de la musique pour se régaler à la lecture d'Orfeo. Un honnête intérêt suffit. Le livre nous parle d'un parcours de vie, quand arrivé à un certain âge on peut jeter un coup d'oeil par dessus son épaule et voir le chemin parcouru, presque dans son ensemble ; et que l'on est encore animé par les forces de l'esprit.
Ne ratez pas les pages 125 à 140 totalement admirables, sur la genèse et la création dans un stalag de Silésie du Quatuor pour la Fin du Temps d'Olivier Messiaen ; pour l'avoir joué, je peux vous assurer qu'il se passe un truc incroyable dans la salle au moment de la performance...
C'est typiquement de cela que veut parler Richard Powers , justement.
Ecoutez cette page extra-ordinaire, le solo de violon final, extatique, totalement planant, qui, nous drapant de notes nous emmène très loin en une méditation profonde et quasi-mystique.
Voyez comme à la fin les musiciens reviennent comme à regret, engourdis, sonnés par une connaissance d'un ailleurs, un univers parallèle, où les sons sont tout un monde profondément porteur de sens
https://www.youtube.com/watch?v=jXxmvsllhCg
Très beaux billets de Papillon , Tête de lecture ,Keisha , Charybde
Un dernier livre avant la fin du monde ...
MIOR.
Après l'in-oubliable "Le temps où nous chantions" , voici revenir le thème de la musique dans "Orfeo", paru en août 2015 au Cherche-Midi ;
Vous pensez bien qu'il fallait que j'y aille ;-)
La musique était un fil conducteur du gros pavé "le temps où..." juste après la question de la lutte pour les droits civiques, qui était elle au premier plan. Powers s'essayait à un exercice extrêmement difficile, celui de décrire ce qui passe dans la psyché du musicien au moment où il s'exprime, mais aussi dans celle de celui qui reçoit cette musique. Pourquoi et comment sommes-nous (ou pas;-) musiciens et mélomanes, que se passe-t-il dans le cerveau de celui qui joue, de celui qui écoute, pourquoi l'un des frères de cette intrigue est un honnête musicien, sans plus, alors que son frère est furieusement doué. De longues pages étaient consacrées à leur pratique de la musique, dans l'archi-détail. Dans "Orfeo" c'est du compositeur qu'il va s'approcher.
Richard Powers est passionné par la neurologie et la chimie du cerveau, ce qui nous meut -et nous échappe totalement-. Il est fasciné par le biologique en nous, avec toutes ses incidences sur nos goûts et nos attachements.
Dans "La chambre aux échos" il explorait par exemple le cerveau d'un amnésique dans sa capacité à revenir à sa vie d'avant, après un accident. Comment ce n'était pas seule sa mémoire qui était affectée, mais sa capacité à savoir Qui il était et à créer du lien avec autrui.
Cette approche ambitieuse plonge le lecteur dans une réflexion parfois vertigineuse, extrêmement excitante intellectuellement parlant. Richard Powers (né dans l'Illinois en 1957) est un auteur atypique et passionnant, qui sait de plus mêler tous ces questionnements à des intrigues solidement bâties (ouf) comme ici :
Peter Els , soixante dix ans, est un compositeur solitaire à la retraite. Après la musique, son autre passion est la chimie. Parce qu'il leur trouve de fait des connections : il voit dans l'organisation d'une chaîne d'ADN un côté poétique, de la même façon qu'il pense qu'il y a un côté organique dans l'agencement d'une page de musique, en somme. Ayant laissé la musique de côté, il pratique donc son hobby, tranquillement dans son coin et sans intention particulière, "en amateur" dirait-on s'il s'agissait de musique ;-)
Mais, quand par un hasard malencontreux, la Sécurité nationale sonne à sa porte et découvre l'important matériel qu'il possède, elle le suspecte immédiatement et dans un raccourci regrettable de préparations bactériologiques terroristes. Bientôt, la tête de Peter Els passe en boucle à la télé, la rumeur enfle follement, l'emballement médiatique est à son comble (rumeurs, approximations...). Peter, paniqué, prend la fuite...
En cavale, il se souvient et raconte par bribes son itinéraire de musicien, il reconstitue tout ce qui a fait sa vie, comment la musique y fut la plus belle mais aussi la plus nocive des passions, comment l'idée de l'amitié a pu éventuellement lui faire rater la réalité de l'amour, comment il a perdu puis retrouvée son enfant unique, comment il a traversé le siècle en somme.
C'est brillant, touchant, érudit mais pas pédant ; Powers réussit à retracer cinquante ans de création musicale (dans les très grandes lignes tout de même...) en questionnant cet acte de composer, besoin étrange et tyrannique. S' il a un côté "toute-une-vie-bien-ratée" -mais pas que- je me suis attachée à Peter Els et me suis enfuie avec lui, loin de la paranoïa contemporaine, dans une fugue plus tonifiante que désespérée.
Des extraits :
L'air matinal embaumait le possible au point d'en être ridicule.
...pendant des années la crise s'était limitée à un choix : Schoenberg ou Stravinski. Mais en 1966, ces deux noms évoquaient l'incongru et le vieillot (...) Par un pur hasard il avait la chance de vivre à l'aube de cette révolution. Depuis l'Ars Nova au quatorzième siècle, ou l'invention de la sonate à la fin du dix-huitième, il n'y avait pas eu de meilleure période pour commencer. (...)
La musique est une coulée de conscience qui pénètre en nous par l'oreille. Et rien n'est plus terrifiant que la conscience.
La chambre ressemblait à l'au-delà vu dans un roman existentialiste français. Un lit, une chaise, un chevet, un radio-réveil, un téléviseur fixé au mur. On aurait pu voguer vers une autre galaxie ou purger une peine à perpétuité dans l'oubli très basse sécurité de cette pièce.
Ils chantaient tout près l'un de l'autre, bouche à bouche, déformant les notes jusqu'à frôler la dissonance. La friction de ces temps forts leur entamaient directement la cervelle. Ils ne s'étaient pas encore vus nus. Mais cette résonance partagée des os de leur crâne était plus intime que tout acte sexuel.
Il imaginait sa femme assise en face de lui, qui secouait la tête devant le guêpier où il s'était fourré. Ils avaient passé ensemble une poignée d'années, et chacune les avait rendus un peu plus opaques l'un à l'autre. Pourtant, Peter plaisantait encore parfois avec le fantôme de Maddy ou la sondait sur la dernière bizarrerie du moment. Au début, elle admirait son besoin compulsif de faire de la musique ; à la fin elle était seulement déroutée.
Je voudrais rassurer tous ceux qui m'ont suivie jusqu'au bout de ce (long) billet, il n'est pas besoin d'avoir une grande connaissance du monde de la musique pour se régaler à la lecture d'Orfeo. Un honnête intérêt suffit. Le livre nous parle d'un parcours de vie, quand arrivé à un certain âge on peut jeter un coup d'oeil par dessus son épaule et voir le chemin parcouru, presque dans son ensemble ; et que l'on est encore animé par les forces de l'esprit.
Ne ratez pas les pages 125 à 140 totalement admirables, sur la genèse et la création dans un stalag de Silésie du Quatuor pour la Fin du Temps d'Olivier Messiaen ; pour l'avoir joué, je peux vous assurer qu'il se passe un truc incroyable dans la salle au moment de la performance...
C'est typiquement de cela que veut parler Richard Powers , justement.
Ecoutez cette page extra-ordinaire, le solo de violon final, extatique, totalement planant, qui, nous drapant de notes nous emmène très loin en une méditation profonde et quasi-mystique.
Voyez comme à la fin les musiciens reviennent comme à regret, engourdis, sonnés par une connaissance d'un ailleurs, un univers parallèle, où les sons sont tout un monde profondément porteur de sens
https://www.youtube.com/watch?v=jXxmvsllhCg
Très beaux billets de Papillon , Tête de lecture ,Keisha , Charybde
Un dernier livre avant la fin du monde ...
MIOR.