mardi 12 août 2014

"Réparer les vivants" de Maylis de Kerangal



Oui je sais , j'arrive après tout le monde, mais quelle importance au fond ?
J'attendais un moment calme pour lire ce livre grave -que je suis très fière d'avoir gagné via un quizz littéraire organisé par MyBoox au dernier Salon du Livre.

Et j'ai bien fait, car ce récit qui se dévore en quelques heures ( mais j'ai du faire une grande pause au milieu tellement la densité du récit et la tension du sujet m'oppressaient) mérite une belle plage de résonance après la lecture.

4ième de couv. : «Le cœur de Simon migrait dans un autre endroit du pays, ses reins, son foie et ses poumons gagnaient d'autres provinces, ils filaient vers d'autres corps.» 

Réparer les vivants est le roman d'une transplantation cardiaque. Telle une chanson de gestes, il tisse les présences et les espaces, les voix et les actes qui vont se relayer en vingt-quatre heures exactement. Roman de tension et de patience, d'accélérations paniques et de pauses méditatives, il trace une aventure métaphysique, à la fois collective et intime, où le cœur, au-delà de sa fonction organique, demeure le siège des affects et le symbole de l'amour. 

Autant le dire tout de suite, j'ai trouvé ce livre extrêmement impressionnant. 
C'est le premier qualificatif qui m'est venu -et qui me reste, dix jours après.

Et à deux titres : car si l'histoire de cette mort et de cette transplantation nous est narrée dans un sentiment de course contre la montre digne d'un thriller, il s'agit également d'un objet littéraire très abouti. 

Maylis de Kerangal est avant tout factuelle, semble-t-il au premier abord. Certes. 
Froide, clinique même. Distanciée à coup sûr. Elle n'a pas de coeur, cette fille-là, se dit on, vers la page 60. 
Il s'agit quand même d'un jeune de dix neuf ans , surfeur inconditionnel, qui vient de se tuer dans un bête accident de voiture au retour d'un spot avec ses deux potes au petit matin. On est blêmes. Elle est imperturbable.
 Et puis , petit à petit , cette attitude première prend tout son sens. Quand tombe l'annonce faite à la mère , p.99 : " Simon est en état de mort cérébrale. Il est décédé. Il est mort. " on est prêts à entendre ces quelques mots terribles COMME la mère , mais hors de tout pathos . Et c'est là que c'est très fort. 

Notons aussi la construction du récit, très fine et intéressante. Sans jamais perdre de vue Simon et son coeur battant, Kerangal se permet des échappées brillantes qui aèrent le récit ( merveilleux épisode des chardonnerets...) et des portraits croqués à la pointe fine ( la "lignée" des Harfang , grands pontes de la médecine, ou Juliette l'amoureuse de Simon) qui nous ramènent du côté des vivants, et avec quel oeil !

Le récit va crescendo jusqu'au ballet des spécialistes venus prélever les différents organes, ce qui peut donner ceci : 
Le thorax redevient alors ce lieu d'affrontement rituel où chirurgiens cardiaques et thoraciques bataillent pour s'octroyer plus de longueur dans ce moignon de veine, ou pour gagner quelques millimètres supplémentaires d'artères pulmonaires -Virgilio, camarade mais tendu, finissant par pester contre celui d'en face, laisse-moi un peu de marge tu veux, un ou deux centimètres, c'est trop te demander ?
ou cela :
Que deviendra l'amour de Juliette une fois que le coeur de Simon recommencera de battre dans un coeur inconnu, que deviendra tout ce qui emplissait ce coeur, ses affects lentement déposés en strates depuis le premier jour ou inoculés ça et là dans un élan d'enthousiasme ou un accès de colère, ses amitiés et ses aversions, ses rancunes, sa véhémence, ses inclinations graves et tendres ? Que deviendront les salves électriques qui creusaient si fort son coeur quand s'avançait la vague ? Que deviendra ce coeur débordant, plein, trop plein, ce coeur full?

Alors on pardonne à l'auteur son goût exagéré pour un vocabulaire raffiné parfois redondant
(la lumière du jour était blanche, albugineuse...) ou des phrases effrayantes :
"Malgré les kilomètres qui s'étirent dans l'estuaire, entre l'appartement et l'hôpital, une proximité impalpable qui donne à la nuit une profondeur mentale fantastique, vaguement effrayante, comme si des linéaments magnétiques blindaient dans une faille spatio-temporelle, et la connectaient à cet espace interdit où se trouve son enfant , tramant une zone de veille."
???
pour ne garder que le meilleur,cette épopée lyrique entre mort et vie, qui nous touche profondément...

Respect , Mme de Kerangal . 
Je vous suis extrêmement reconnaissante de nous avoir embarqués dans ce récit hors du commun, qui nous ramène à notre fragilité incroyable d'humains, mais aussi, à travers ceux qui ont choisi d' "enterrer les morts , et réparer les vivants " ( phrase extraite du Platonov de Tchékov) à la farouche volonté que la mort d'un jeune ne reste pas seulement cet incroyable scandale...
Mort et transfiguration en quelque sorte.

MIOR





22 commentaires:

  1. Euh ......je voulais pas le lire mais après cette chronique je vais reconsidérer ma position ...merci

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  2. Respect aussi Mior pour ce billet très doux malgré le sujet .Je crois que pour beaucoup c'est le livre de l'année. Et cette phrase qui commence page 139 et se termine page 143 pour moi havraise j'ai l'impression de voir Juliette prendre le funiculaire et Simon monter la côte d'ingouville ............c'est tout simplement.............je ne trouve pas de mot!

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  3. Merci pour ce très beau commentaire ... J'ai bien saisi que M.de K. était d'une précision diabolique, et c'est ce qui m'impressionne pour le côté médical aussi. Je me demande juste si la scène " on peut clamper?" p.241 est vraisemblable , en revanche ?.... ( mais j'aimerais y croire cela dit)

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  4. C'est aussi mon livre de l'année ! Enfin, pour l'instant ... ;-)

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    1. Je le lis plus de 6 mois après sa parution ; pour moi aussi un grand choc de lecture, Laure !

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  5. "des échappées brillantes qui aèrent le récit et... qui nous ramènent du côté des vivants" c'est fort bien dit. Ce roman est vraiment mon coup de coeur de ces derniers mois, pas encore supplanté.

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  6. C'est un livre probablement in- oubliable en tout cas ...

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  7. Super article pour magnifique livre. C'est amusant car je suis assez d'accord pour les phrases, disons, alambiquées, mais la beauté de tout le reste les a comme irradiées, et au final j'ai trouvé l'ensemble tellement beau... aaaaah !:D j'ai même du mal à en parler

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  8. rho la la Mior, je suis comme Attila, je compte vraiment le lire, mais les extraits me font vraiment peur quand même...je crains d'être complètement réfractaire au style (je sais je te l'ai déjà dit sur FB), ce livre est encensé par la blogo (enfin celle que je suis assidument), je rajoute ta chronique, qui est vraiment très belle...
    plein des bises et belles vacances bretonnes

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  9. Merci... Ce livre est bouleversifiant pour le parent en nous, mais ce serait dommage de s'arrêter là, à mon sens...

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  10. Grâce à ton passage sur mon blog, je découvre le tien, dont j'aime beaucoup le titre, le pseudo et le style ! Et hop, dans mes favoris ! Très bel article et même si je suis moins emballée que toi, je confirme, c'est impressionnant.

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  11. Je suis ravie ! Merci de ton passage...et de ton soutien

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  12. Je découvre ton blog grâce à un commentaire de Galéa ...
    Ce livre lu il y a 2 mois est encore bien ancré en moi. Kerangal mêle le fond à la forme de façon virtuose, oui. Je peux comprendre toutefois que certains n'accrochent pas.

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  13. C'est un livre dont la trace dans nos mémoires restera certainement vivace longtemps.
    Ravie de ta visite !

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  14. Je meurs d'envie de lire ce livre. De Maylis de Kerangal, j'ai déjà Naissance d'un pont que j'avais commencé mais reposé faute de temps. Je ne l'ai pas encore repris mais ce que j'avais lu était suffisant pour me rendre compte du style magnifique de l'auteur. Dans ce nouveau roman, le sujet me parle plus et il me tarde de le découvrir. Malheureusement je dois attendre qu'il soit enfin de retour à la médiathèque ( il sera sorti en poche d'ici là ... ^^ )

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  15. Pas mal de lecteurs ont "bloqué" sur le style de l'auteur. Si toi tu l'apprécies , tu vas faire un sacré voyage, je peux te le promettre...

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  16. Merci pour cette chronique qui me permet de me replonger dans un livre que j'ai également beaucoup aimé ! Je le lisais dans le tram en allant bosser, et je me souviens que chaque matin en descendant du tramway, il me fallait plusieurs longues minutes pour me reconnecter à la réalité...

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    1. Je comprend parfaitement ...je l'ai dévoré en quarante huit heures je crois mais j'ai " physiquement" du m'arrêter plusieurs fois . Récit tellement riche et tellement remuant ...
      Ravie de ta visite , Moglug !

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  17. un livre dont je garde un très bon souvenir!

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    1. Je pense que ce livre ne se laissera pas oublier de sitôt ...

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Merci de votre visite, et de votre commentaire ;-)
A bientôt !
Mior