vendredi 10 avril 2015

"L'insecte missionnaire" d'André Brink

chez Actes Sud et dans leur édition de poche Babel .

A la disparition d'André Brink le 7 Février dernier, j'ai eu envie de lui rendre hommage en le lisant. 

Car, si j'ai l'impression de l'avoir toujours connu (je revois ma mère avec "au plus noir de la nuit" ou "une saison blanche et sèche" entre les mains , à leur sortie en  1974 et 79 ; je me souviens que nous boycottions alors les oranges Outspan, tout à fait délicieuses pourtant mais qui venaient d'Afrique du Sud ) je n'étais plus sûre de l'avoir lu moi-même.

Certains auteurs trop associés à une cause ne finissent-ils pas par bénéficier d'un respect à la limite de l'indifférence, au fond ? 

(Ici sa bibliographie piochée sur le site de la BNF)

J'ai donc choisi un opus un peu atypique, inspiré de l'histoire véridique d'un pasteur noir au tout début du 19ième siècle en Afrique du Sud .
Incipit :

Cupido Cancrelas ne fut pas conçu dans le ventre de sa mère selon le procédé habituel mais éclos des histoires qu'elle racontait. Ces histoires prenaient des formes multiples. Dans l'une des versions, sa mère était une vierge, maigre comme un cache-sexe, au point que personne ne soupçonna qu'elle était enceinte jusqu'à ce que se présente le bébé malingre. Dans une autre version, elle resta visiblement, énormément enceinte pendant une éternité, dans les trois ou quatre ans, avant que la montagne n'accouche d'une souris. Suivant son humeur et la phase de la lune, il lui arrivait aussi de déclarer qu'il n'était pas son enfant mais avait été déposé dans sa cabane, tout juste né, cordon ombilical encore collé au placenta, par un inconnu dont elle n'aurait jamais vu le visage. (Tout ce qu'elle pouvait affirmer, c'est que, contrairement à elle-même, qui était sous contrat, c'était un "homme libre" qui pouvait aller et venir à sa guise, comme le vent.) Il ne restait qu'un pas à franchir pour avancer que ledit inconnu n'était pas humain mais un spectre de la nuit, un sono khoin, une "créature des ombres" qui traque les vivants, ou bien un fantôme issu d'un cauchemar.

Nous voilà bien embarqués dans une histoire africaine !
D'avant l'apartheid, du temps de l'esclavage, où le baas a droit de vie et de mort, et la main lourde à la moindre incartade.
Cupido est Hottentot par sa mère. 
Petit, il fait preuve de dons quasi surnaturels, parler avec les dieux, arrêter un lion bondissant... 
Il se fait respecter ainsi progressivement par tous malgré son gabarit malingre. 
Plusieurs années plus tard, Cupido se fait la malle avec un colporteur et vit bien des aventures. Y compris, en ville, découvrir le culte religieux des Blancs. Et entendre la voix de Leur Dieu, aussi . 
Cupido, soutenu par un pasteur progressiste, va apprendre à lire et écrire, découvrir et révérer la Bible et devenir le premier missionnaire noir. 

Ce n'est pas un livre que l'on dévore mais qui distille un charme un peu amer.
Il se savoure car la langue en est belle et inventive, et l'histoire assez cruelle. 
En effet, la vie donnera et reprendra beaucoup à Cupido... On termine l'ouvrage la gorge serrée. 

Le regard porté sur Cupido n'est jamais méprisant ou "ethnocentré";  je dirais que Brink a su lui donner une épaisseur, en imaginant et en respectant la vision de la vie d'un autochtone né en 1760.

La magie africaine est convoquée, son goût des contes -des paraboles en quelque sorte-. 

Ce qui donne des scènes hautes en couleur , comme quand Cupido Cancrelas prend femme dans une scène érotique de nuit, magique et lumineuse 
Ou quand il ingurgite des pages de la Bible roulées en boule car il veut "consommer le Verbe"  (j'ai ri de bon coeur)

-Il y a tant de choses que je ne comprends pas là-dedans, frère Read, expliqua-t-il patiemment, comme à un écolier à qui on allait apprendre un point très important. J'ai donc décidé de la manger et de l'avaler pour l'absorber dans mon corps. A ce moment-là, le Verbe fera vraiment partie de moi. Alors personne ne pourra plus jamais me l'enlever, n'est ce pas ?
- Tu as mangé presque toute la Bible !
- J'ai encore les épîtres aux Corinthiens à avaler. Et puis l'épître aux Galates. Et puis...
- Je sais, je sais. Mais ce n'est pas comme ça qu'on fait.
- J'ai parlé à Dieu et ce qu'Il m'a conseillé de faire." Sa bouche était pincée en une fine ligne d'obstination. (...)
 Il y avait un je-ne-sais-quoi de surnaturel dans la scène, comme si je ne la voyais pas mais la rêvais plutôt. Bizarrement, je sentis que ma propre foi en était raffermie.

Ce qui est peut-être ce qui compte, au fond ?

Et c'est bien avec cette "foi du charbonnier" chevillée au corps que Cupido dialoguera jusqu'au bout avec son dieu, dans l'aridité d'une terre inhospitalière et aride, loin, très loin des hommes...

 Un article dans Libé sur la vie et la carrière d'André Brink , mort dans le ciel (dans un avion qui le ramenait d'Europe vers l'Afrique du Sud) ...

MIOR.

4 commentaires:

  1. Je ne connais pas du tout Brink mais ce livre a l'air très beau d'après ce que tu nous en dit et l'incipit est accrocheur !

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  2. Beau mais un peu aride aussi parfois . Je l'ai lu à petites rasades. On ne peut qu'aimer Cupido Cancrelas , toutefois ;-)

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  3. J'aime beaucoup cet auteur à qui j'ai aussi rendu hommage sur mon blog au moment de sa mort. Mon roman préféré : Un turbulent silence.

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    1. ça me fait plaisir que tu commentes cet article , peu lu ... Ce livre semble un peu à part ds l'oeuvre de Brink (comme "à côté" de ses oeuvres de combat bien connues)

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A bientôt !
Mior