mardi 5 mai 2015

" Vernon Subutex " de Virginie Despentes





















Bon , alors dès la première page tu sais que ce n'est pas vraiment le bouquin qui va te remonter le moral. 
Ou vraiment pas, plutôt. Mais bon, on ne va non plus lire que des bluettes non plus...alors on s'accroche et on y va. 

De Virginie Despentes je n'avais rien lu jusque là. Réputée trash, son écriture faisait probablement un peu peur à la Madame Proprette que j'abrite à l'insu de mon plein gré. Et puis l'autre jour à La Grande Librairie, Virginie Despentes m'a tapé dans l'oeil : sa classe, sa précision, son calme totalement non cathodiques m'ont séduite et j'ai décidé de dépasser mes préjugés.

Tant mieux. 
Un grand coup de point dans le sternum, voilà ce qu'est cette lecture.
Abrasive, sombre, dérangeante parfois. Mais extra-lucide. 
Si vous n'avez pas peur de regarder en face notre société d'ultra moderne solitude, ce livre est pour vous. 

Vernon Subutex, c'était son pseudo de disquaire. Il a tenu boutique du côté de République pendant plus de vingt ans. A l'enseigne de "Revolver" . Tous les gars passaient par là, racontaient leurs aventures de rockers, partageaient un peu plus qu'une discussion avec ce gars pas chiant et qui connaissait bien son boulot. C'était sa vie , il l'aimait bien, ou plutôt il ne se posait même pas la question. 
Et puis il y a les premiers amis que tu perds , ça, ça te flanque un de ces coups de vieux... Plus tard c'est sa boutique que Vernon perd, puis son appart, ça va vite ces trucs là... L'est pas bilieux , Vernon, se dit qu'il va retomber sur ses pattes... C'est un type à la coule qui a de beaux yeux et qui a la chance de n'avoir pas grossi en vieillissant

Vernon est resté bloqué au siècle dernier, quand on se donnait encore la peine de prétendre qu'être était plus important qu'avoir. Et il ne s'agissait pas toujours d'une hypocrisie. Il a passé sa vie avec des filles qui se foutaient de savoir qu'il était interdit bancaire

Et voilà c'est parti : de cette dégringolade un peu pathétique mais qui ne semble pas si irrémédiable, Despentes va tirer le portrait d'une certaine société, très parisienne certes, et assez branchouille, mais pas seulement. Il n'y a pas de mépris de classe dans son regard,ce qui lui évite de n'être qu'une insupportable bobo qui regarderait "de haut". Elle met les mains dans le cambouis, on se doute qu'elle en a bavé elle-même...

 Alors c'est vrai , si vous ne vous êtes jamais drogué , prostitué, si le monde du porno se passe de vous, au début vous êtes un peu largués, mais vous comprenez peut-être aussi que vous avez eu la chance d'être épargné , d'une certaine manière ...

 Sacrée galerie de portraits : le scénariste  bien-pensant mais facho dans sa tête qui vitupère intérieurement au Monoprix, Lydia Bazooka la journaliste de rock désinhibée, Kiko le trader ultraspeed, la Hyène qui organise des lynchages médiatiques contre finances et sans états d'âme, Marcia le brésilien-brésilienne qui sera le dernier grand coup de coeur de Vernon, Patrice qui ne sait parler qu'avec ses poings -j'en ai eu  mal au ventre- Olga la sdf avec une conscience de classe, Noël le jeune faf qui range toute la journée les fringues chez HetM dans une rage grandissante, et puis la maman d'un ami d'enfance qui est bouleversée de croiser Vernon dans un jardin public, et qui nous bouleverse à son tour...

Emilie était un mec de la bande . Quand elle montait dans un camion, c'était en portant son ampli. Elle était fière de tenir l'alcool, elle avait de l'humour, une belle collection de disques et pas peur de se la donner, sur scène. Adoptée. Puis le groupe avait splitté. Le magasin de disques avait fermé. Les uns et les autres avaient fait leur vie. Et les copains avaient oublié de l'appeler. (...)  Elle est submergée par une tendresse qui n'a rien à voir avec du désir, qui n'est pas celle non plus qu'on porte aux enfants. Une tendresse de femme adulte dont le caractère ploie devant la fragilité de l'autre. Elle lutte pour ne pas pleurer. Ca fait peu de temps qu'elle y arrive (...) 
Les femmes évoluent avec l'âge. Elles cherchent à comprendre ce qui leur arrive. Les hommes stagnent, héroïquement, puis régressent d'un seul coup. Plus ils prennent de l'âge plus l'amour et le sexe sont liés à l'enfance.

Les gens qui ne sont pas de la partie ne comprennent pas. Ils pensent qu'il étudie des entreprises. Kiko est un sprinter. Il réagit au centième de seconde, il marche au rythme des machines. Black holes. Un krach boursier dure une seconde et demie. Les bénefs se comptent en milliards. Ou les pertes. Et tu es responsable. C'est l'infra-instabilité. Pas le temps de toucher le sol, il vire au diapason du logarithme. Branché sur une pulsation souterraine, que l'humain lambda ne perçoit pas. Il réagit calé sur la vitesse du son. Ca se compte en milliards , et ça se compte en secondes.

Patrice met la radio et allume son ordinateur. C'est ce qu'il fait tous les matins. Il sait que ça le rend fou. Dans les années 80, quand il a commencé à acheter la presse et écouter la radio , c'était différent. Il y avait des points de colère, mais il y avait aussi des journalistes qu'il aimait lire ou écouter. Le rapport aux médias n'était pas exclusivement constitué de défiance et d'hostilité. Aujourd'hui (...) ça lui rentre dans le cerveau, en tentacules empoisonnés, et ça ne génère aucune analyse, juste de la fureur. Une envie, d'en découdre, en bloc, une nausée morbide. Il n'a pas envie de joindre sa voix à la cohorte, il n'a pas envie d'ouvrir un blog pour déverser sa bile, il n'a pas envie d'ajouter au flot de merde sa petite crotte de débile. Mais il est incapable de s'arracher à la fenêtre, ouverte. Il a l'impression, chaque matin, de s'asseoir et regarder le monde pourrir. Et des élites dirigeantes, nul ne semble prendre conscience de ce qu'il y a urgence à faire machine arrière. Au contraire, on dirait que tout ce qui les préoccupe, c'est foncer vers le pire, le plus rapidement possible. 

Despentes parle beaucoup de l'impuissance, l'impuissance à mener sa vie , à ne pas pas subir, et à ne pas se corrompre au contact d'une certaine laideur du monde .
Tout le monde en prend pour son grade, hommes/femmes, jeunes/vieux. C'est en ce sens que ce n'est pas manichéen mais honnête. C'est hyper rythmé, les phrases font mouche , les tableaux s'enchaînent sans lasser. 
C'est cash aussi , bien sûr, on appelle un chat un chat.
J'aurais adoré avoir la bande-son ! (quand on en est à Janis Joplin et Jimi Hendrix , ça va mais ensuite je suis larguée ;-) dommage.

 Il y a une pseudo histoire de cassettes -testament d'un rocker célèbre qui font courir pas mal de monde aux basques de Vernon, mais ce n'est qu'un prétexte , on s'en tape un peu. C'est juste un fil conducteur qui permet des changements de focale. 
On pourrait penser que Vernon manque un peu d'épaisseur, mais je pense que c'est un procédé très maîtrisé qui permet de convoquer tous ces personnages, qu'il croise et ne juge pas. 
Vernon c'est le gars pas chiant qui comprend un peu tout le monde.
Avant même d'être à la rue , on sent qu'il avait commencé à flotter déjà un peu beaucoup...

La suite sort ces jours-ci mais ce tome 1 peut très bien se suffire à lui-même. 
Très belle fin d'ailleurs, les deux dernières pages sont magnifiques...

Si j'ai lu les excellents billets de MicméloPapillonCuné , par exemple, ou celui de Gonzaï  (webzine) je trouve ce livre bizarrement sous-chroniqué dans la blogo . 
Bon , noir c'est noir, d'accord. Mais j'ai un peu de mal à comprendre  tout de même.

Balzac est souvent évoqué dans les commentaires sur ce bouquin. Moi j'ai pensé à Houellebecq .
Alors ça n'aurait pas dû me plaire. Mais j'ai adoré .

MIOR.


Ici une belle interview (Télérama) et ici celle des Inrocks (Janvier 2015)

Enfin, dans cette interview-vidéo-fleuve de Rue 89, pas récente mais intéressante , écoutez les minutes 18 à 20'30 si les questions de traduction vous intéressent , ça clashe ...

38 commentaires:

  1. Je ne doute vraiment pas de ton enthousiasme, mais vraiment je ne pense pas qu'il soit pour moi, même si comme toi, je suis assez séduite par le personnage de Despentes, qui ne triche pas et ne fait pas de show en émission littéraire comme d'autres. Sauf que j'appartiens à un milieu tellement éloigné de celui de Despentes, avec des contingences, des contraintes et un modus vivendi qui n'a strictement rien à voir, je ne suis pas certaine d'être réceptive: pas assez parisienne sans doute, trop laborieuse aussi et peut-être aussi trop commune. La galerie de portraits que tu livres risque de me faire passer à côté de ce livre, pas de scénariste ni journaliste de rock dans mon entourage proche, ni de porno de drogué....en soi, ne pas vivre dans le même monde, ça n'empêche pas de lire un roman, au contraire, mais la désespérance de mon propre milieu me suffit sans que j'aille me frotter à celle des autres, surtout si c'est cash (tu connais mon côté chochotte de province hein).
    Bises

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    1. j'avais exactement ces préventions , tu sais , mais elle est très forte. Quel oeil ! En revanche , si je l'ai dévoré en deux trois jours , je ne sais pas si la résonance confirmera mon enthousiasme.
      Chochotte de province , tu m'as bien fait rire !

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    2. La lucidité est l'une de mes principales qualités...mais peut-être que je me laisserai tenter quand même ;-)

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    3. Elle saisit bien la contemporanéité , je trouve , c'est est ce qui donne de l épaisseur à ce bouquin . Un monde dur dans l' ensemble , pas vraiment le bouquin réconfortant , mais rudement bien troussé , beaucoup de rythme , et au risque de me répéter , un sacré œil.

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  2. qui "n'ont"....bon il y a d'autres fautes, tu me pardonneras ma syntaxe approximative et mes phrases amputées de conjonctions....(je devrais me relire avant, je sais , je sais)

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    1. je t'admire déjà de savoir faire une phrase complète à cette heure là ;-)

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  3. Comme toi, c'était ma première fois avec Despentes.
    J'ai apprécié ce livre (que j'ai commenté ;-) mais je trouve qu'il est, comme tu le souligne, très limité à une certaine société, très parisienne. Je ne sais pas si je lirai la suite, mais, ce qui est sûr, c'est que Viriginie Despentes possède un style bien à elle, avec un sens de la formule tout à fait remarquable !

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    1. ...alors je retourne te lire !
      C'est très punchy, en effet.
      Oui , mais on n'a pas besoin d'en être pour comprendre , non ?

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  4. Hum, j'aime ton billet enthousiaste, le bouquin est à la bibli, je pourrais tenter, mais crains d'être larguée aussi...Je n'en suis même pas à Joplin/ Hendrix mais aux Beatles (avec régression dans le baroque voire le médiéval). cependant je ne refuse pas les expériences.

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    1. ah ah !
      ça gratte , ça dérange , Despentes a un oeil de lynx qui débusque pas mal de nos misérables arrangements avec nous-mêmes...

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  5. J'ai très envie de le lire car j'ai vraiment beaucoup aimé ce qu'elle en disait dans différentes interviews. Je ne sais pas si je vais avoir le temps mais je pressens qu'il va me plaire.

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    1. je vais aller lire ça maintenant , après le bouquin lui-même. C'est quelqu'un qui a un sacré itinéraire, à ce que je pressens

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  6. Je trouve que Despentes est très forte pour saisir des portraits contemporains, même si je ne suis pas fan de tout ce qu'elle a écrit j'aime sa franchise et son regard sans concession. Je lirai celui-ci sans aucun doute !

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    1. elle parle vraiment très bien de notre époque , comme Houellebecq d'ailleurs ; elle m'a paru bcp plus fine , et sans mépris envers ses personnages

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    2. Par contre je n'ai jamais lu Houellebecq, et ce côté méprisant me repousse justement. Je trouve une certaine tendresse chez Despentes malgré sa plume acérée.

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    3. Tout à fait, on est bien d' accord

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  7. Bonjour ! Il y a une playlist très complète (174 titres quand même) par ici : https://www.youtube.com/playlist?list=PLaI9acre0dYL6CybMH_4L_XpFXM3ARleP ou sur Deezer (87 titres) : http://www.deezer.com/playlist/1115177131

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  8. J'adore ton billet, et je suis contente que tu aies craqué aussi pour ce livre, qui est quand même d'une très très grande puissance. Et tu as entièrement raison, il parle justement de l'impuissance à, et c'est tellement bien fait, bien écrit, prenant, bon, bon, je n'en rajoute pas, rendez-vous pour la suite :-)

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    1. oui, Despentes est une femme puissante ; quelle technique ! Je lirai la suite , mais là je reprends mon souffle ;-)

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  9. Je suis très méfiante envers l'univers de Despentes. L'avis de Laure de Micmélo m'a convaincue de tenter l'expérience mais je ne l'ai pas encore lue. J'y vais un peu à reculons il faut dire !

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    1. c'est un livre dur qui dépeint notre monde dur avec beaucoup de talent...

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  10. Pas vraiment attachant mais un univers en soi. Un univers qui tient la route, qui nous est proche et lointain en même temps, simple.

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    1. pour ma part , simple n'est pas l'adjectif qui me viendrait spontatément , mais honnête, oui. Et vraiment valable du point de vue écriture

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  11. Quel article génial ! Il donne envie de lire ce roman, sans restriction, alors que Despentes, je n'ai jamais lu, mais je n'en avais pas vraiment le désir. Bravo !

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    1. rhooo merci ...j'avoue que j'y ai passé un peu de temps . Je voulais rendre hommage à l'écrivain sans cacher la noirceur du propos

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  12. J'ai lu un Despentes (Apocalypse bébé) et j'ai du mal à avoir envie d'y retourner.

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    1. c'est sûr, ce n'est pas riant , ni confortable ; mais en l'occurrence, ici il s'agit d'un très bon livre. Mais a t on envie d'aller se confronter à cette vision reste une question à laquelle on a a le droit de répondre par la négative ;-)

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  13. J'ai déjà lu un Despentes (Apocalypse bébé) et j'ai adoré (si mon début ressemble à celui de Valérie : c'est normal, j'ai copié !!!! Ouh la vilaine). Je lirai Vernon Subutex lorsque j'aurai le temps. Mais ce qui me freine n'est ni l'écriture, ni l'univers, ni l'histoire mais le fait que ce soit une série (j'évite les séries !!!). Bisous

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    1. franchement , cela ne doit pas te freiner car le tome 1 se tient sans idée de suite. Je sais qu'elle dit s'être inspirée du monde des séries, je l'ai un peu senti dans la construction , avec de nombreux personnages, très caractérisés, mais cela ne génère pas cette addiction frénétique typique des séries !

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    2. J'aime surtout ce que dégage cette nana (je parle de l'auteure) : c'est une vraie de vraie sensible (pas une qui se la joue et nous la joue pour faire bien, propre et vendable). En relisant les autres coms, j'ai découvert la playlist : géniale idée, tiens ! Bon, j'arrête de squatter ce billet. Bisous

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    3. elle me touche bcp moi aussii
      ps: sens -toi ici chez toi ;-)

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  14. Ton blog reste en mode slow blogging chez moi car ma blogroll refuse de te faire remonter lorsque tu publies un billet ;-)

    Mais ainsi, j'ai le plaisir de lire plusieurs billets ...

    J'ai beaucoup entendu parler de Vernon , je l'ai vue à la LGL et je sais qu'il est dispo à la biblio (mais il faut le réserver), donc pourquoi pas, un jour. Je n'ai jamais lu cet auteur non plus.

    C'est vrai que j'ai du lire deux billets sur ce livre mais je l'ai peu rencontré sur la blogosphère (alors que c'est un beau succès en librairie).

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    1. la blogo est surtout féminine et privilégie souvent des textes plein de délicatess ...ici évidemment c'est rude et ça râpe., c'est une lecture parfois éprouvante mais vraiment de qualité, à mes yeux

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  15. J'adore ton billet, la vache !!! Tu dis tout ce que je pense sur ce bouquin, mais en mieux ! Je plussoie ++++ :)))

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    1. oui ! j'ai bien vu que nos ressentis étaient très proches :-)
      (et merci pour le compliment ...)

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  16. Balzac ! j'aurais dû aimer alors ... Mais quand même, cela me parait un tant soit peu exagéré !voire incongru ...

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    1. Tu noteras que je ne le convoque pas, perso , mais pour moi c'est comme du Houellebecq réussi ;-)) en revanche

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Mior