dimanche 7 février 2016

" Orfeo " de Richard Powers

Richard Powers écrit des livres pas spécialement faciles d'accès mais profondément originaux dans le paysage actuel du roman. 
Après l'in-oubliable "Le temps où nous chantions" , voici revenir le thème de la musique dans "Orfeo", paru en août 2015 au Cherche-Midi  ; 
Vous pensez bien qu'il fallait que j'y aille ;-)
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La musique était un fil conducteur du gros pavé "le temps où..."  juste après la question de la lutte pour les droits civiques, qui était elle au premier plan. Powers s'essayait à un exercice extrêmement difficile, celui de décrire ce qui passe dans la psyché du musicien au moment où il s'exprime, mais aussi dans celle de celui qui reçoit cette musique. Pourquoi et comment sommes-nous (ou pas;-) musiciens et mélomanes, que se passe-t-il dans le cerveau de celui qui joue, de celui qui écoute, pourquoi l'un des frères de cette intrigue est un honnête musicien, sans plus, alors que son frère est furieusement doué. De longues pages étaient consacrées à leur pratique de la musique, dans l'archi-détail. Dans "Orfeo" c'est du compositeur qu'il va s'approcher.

Richard Powers est passionné par la neurologie et la chimie du cerveau, ce qui nous meut -et nous échappe totalement-. Il est fasciné par le biologique en nous, avec toutes ses incidences sur nos goûts et nos attachements. 
Dans "La chambre aux échos" il explorait par exemple le cerveau d'un amnésique dans sa capacité à revenir à sa vie d'avant, après un accident. Comment ce n'était pas seule sa mémoire qui était affectée, mais sa capacité à savoir Qui il était et à créer du lien avec autrui. 

Cette approche ambitieuse plonge le lecteur dans une réflexion parfois vertigineuse, extrêmement excitante intellectuellement parlant. Richard Powers (né dans l'Illinois en 1957) est un auteur atypique et passionnant, qui sait de plus mêler tous ces questionnements à des intrigues solidement bâties (ouf) comme ici :

Peter Els , soixante dix ans, est un compositeur solitaire à la retraite. Après la musique, son autre passion est la chimie. Parce qu'il leur trouve de fait des connections : il voit dans  l'organisation d'une chaîne d'ADN un côté poétique, de la même façon qu'il pense qu'il y a un côté organique dans l'agencement d'une page de musique, en somme. Ayant laissé la musique de côté, il pratique donc son hobby, tranquillement dans son coin et sans intention particulière, "en amateur" dirait-on s'il s'agissait de musique ;-)
Mais, quand par un hasard malencontreux, la Sécurité nationale sonne à sa porte et découvre l'important matériel qu'il possède, elle le suspecte immédiatement et dans un raccourci regrettable de préparations bactériologiques terroristes. Bientôt, la tête de Peter Els passe en boucle à la télé, la rumeur enfle follement, l'emballement médiatique est à son comble (rumeurs, approximations...). Peter, paniqué, prend la fuite... 
En cavale, il se souvient et raconte par bribes son itinéraire de musicien, il reconstitue tout ce qui a fait sa vie, comment la musique y fut la plus belle mais aussi la plus nocive des passions, comment l'idée de l'amitié a pu éventuellement lui faire rater la réalité de l'amour, comment il a perdu puis retrouvée son enfant unique, comment il a traversé le siècle en somme. 
C'est brillant, touchant, érudit mais pas pédant ; Powers réussit à retracer cinquante ans de création musicale (dans les très grandes lignes tout de même...) en questionnant cet acte de composer, besoin étrange et tyrannique. S' il a un côté "toute-une-vie-bien-ratée" -mais pas que- je me suis attachée à Peter Els et me suis enfuie avec lui, loin de la paranoïa contemporaine, dans une fugue plus tonifiante que désespérée.

Des extraits : 

L'air matinal embaumait le possible au point d'en être ridicule.

Afficher l'image d'origine...à l'époque où il commençait à constituer un portfolio pour sa thèse, Peter était tombé dans une grande spirale d'influences. Tout le monde faisait les poches à tout le monde : les FabFour volaient Stockhausen pour écrire Sgt Pepper; Andriessen et Berio réarrangeaient Lennon et Mac Cartney. Pendant quelques mois lumineux, l'élevé et le vulgaire, le frileux et l'aventureux, le sommaire et le sophistiqué s'étaient entrelacés en un contrepoint compliqué.
...pendant des années la crise s'était limitée à un choix : Schoenberg ou Stravinski. Mais en 1966, ces deux noms évoquaient l'incongru et le vieillot (...) Par un pur hasard il avait la chance de vivre à l'aube de cette révolution. Depuis l'Ars Nova au quatorzième siècle, ou l'invention de la sonate à la fin du dix-huitième, il n'y avait pas eu de meilleure période pour commencer. (...) 

La musique est une coulée de conscience qui pénètre en nous par l'oreille. Et rien n'est plus terrifiant que la conscience.

La chambre ressemblait à l'au-delà vu dans un roman existentialiste français. Un lit, une chaise, un chevet, un radio-réveil, un téléviseur fixé au mur. On aurait pu voguer vers une autre galaxie ou purger une peine à perpétuité dans l'oubli très basse sécurité de cette pièce.

Ils chantaient tout près l'un de l'autre, bouche à bouche, déformant les notes jusqu'à frôler la dissonance. La friction de ces temps forts leur entamaient directement la cervelle. Ils ne s'étaient pas encore vus nus. Mais cette résonance partagée des os de leur crâne était plus intime que tout acte sexuel.

Il imaginait sa femme assise en face de lui, qui secouait la tête devant le guêpier où il s'était fourré. Ils avaient passé ensemble une poignée d'années, et chacune les avait rendus un peu plus opaques l'un à l'autre. Pourtant, Peter plaisantait encore parfois avec le fantôme de Maddy ou la sondait sur la dernière bizarrerie du moment. Au début, elle admirait son besoin compulsif de faire de la musique ; à la fin elle était seulement déroutée.

Je voudrais rassurer tous ceux qui m'ont suivie jusqu'au bout de ce (long) billet, il n'est pas besoin d'avoir une grande connaissance du monde de la musique pour se régaler à la lecture d'Orfeo. Un honnête intérêt suffit. Le livre nous parle d'un parcours de vie, quand arrivé à un certain âge on peut jeter un coup d'oeil par dessus son épaule et voir le chemin parcouru, presque dans son ensemble ; et que l'on est encore animé par les forces de l'esprit.

Ne ratez pas les pages 125 à 140 totalement admirables, sur la genèse et la création dans un stalag de Silésie du Quatuor pour la Fin du Temps d'Olivier Messiaen ; pour l'avoir joué, je peux vous assurer qu'il se passe un truc incroyable dans la salle au moment de la performance... 
C'est typiquement de cela que veut parler Richard Powers , justement.

Ecoutez cette page extra-ordinaire, le solo de violon final, extatique, totalement planant, qui, nous drapant de notes nous emmène très loin en une méditation profonde et quasi-mystique. 

Voyez comme à la fin les musiciens reviennent comme à regret, engourdis, sonnés par une connaissance d'un ailleurs, un univers parallèle, où les sons sont tout un monde profondément porteur de sens 

https://www.youtube.com/watch?v=jXxmvsllhCg 

Très beaux billets de Papillon , Tête de lecture ,Keisha , Charybde
Un dernier livre avant la fin du monde ...
 
MIOR. 


21 commentaires:

  1. Et dire que je n'ai toujours pas lu Le temps où nous chantions, qui est pourtant rangé sur une étagère... Ta passion pour la musique est clairement audible entre chacun de tes mots. Et visiblement l'auteur sait trouver les mots pour en parler.

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    1. Oui il est très fort ;-) j'ai une grande admiration pour cet auteur et un grand intérêt pour sa façon d'aborder le monde

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  2. Ah ! Tu réponds à la fin de ton billet à la question que je me posais forcément ! Ce livre ne s'adresse donc pas qu'aux musiciens, mais j'imagine quand même qu'il leur parle davantage qu'aux autres...
    En tout cas, j'aime beaucoup la manière dont tu parles de cette expérience qui consiste à jouer, et qui m'est malheureusement totalement étrangère. Heureusement, cela ne m'empêche pas d'en écouter et de connaître parfois des moments de grâce.

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    1. C'est un thème fort du livre, qui ne parle pas que de ca ;-)
      Tiens, si un recit plus accessible sur les musiciens t'intéresse , je te conseille "Corps et âme " de Frank Conroy ( Folio) , c'est un bouquin magnifique ....

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    2. Ah oui Corps et âme est un roman génial !

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  3. Oh j'aime beaucoup ce billet, je l'attendais en fait! Ce que tu dis du fameux quatuor me fait encore plus regretter de l'avoir 'raté' l'année dernière...

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    1. ...dès potron-minet , dis moi ;-)
      Oui, je voulais vraiment le lire, mais j'ai attendu son arrivée à la bibliotheque .
      Le Messiaen en concert, oui c'est quelque chose !

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    2. Heu, réveillée vers 3 h , rien à faire pour se rendormir, je devais voir une éventuelle réponse à un mail, vu qu'il n'y avait rien, retour au lit à 5 h 30 et , oui, deux heures de bon gros dodo, ouf!
      Côté concerts, je ne suis pas toujours vigilante, mais il y en a eu un peu beaucoup l'année dernière. Mais comme c'est tellement mieux en concert, complètement différent! J'adore 'voir' les musiciens jouer, j'en ai besoin pour demeurer attentive.

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    3. Bien sûr ! Il y a aussi la beauté des gestes, les regards, la connivence au moment M, bref tout un partage

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    4. (et le public... ^_^)
      Tiens hier soir j'ai commencé un roman (envoyé en SP sans que je demande, connais pas l'auteur)et fais une lecture en aveugle. Cela parle d'un virtuose du piano (non, il n'est pas chinois ^_^) bref on baigne dans la musique, c'est sympa. Mais 500 pages, il faut que ça tienne sur la longueur, quand même.
      Figure toi que j'ai réalisé que j'avais assisté à une représentation d'Orfeo dans les années 80, mais à l'époque je n'étais pas prête pour apprécier, dommage.

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    5. ....pas une oeuvre forcément facile

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    6. Boah, depuis j'ai eu des madrigaux de Monteverdi en petit comité (arts flo) (Paul , tu reviens quand tu veux)
      http://www.arts-florissants.com/int%C3%A9grale-des-madrigaux-de-monteverdi-par-paul-agnew.html
      Ce type de musique me fait planer sur un nuage de bonheur...

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  4. J'avais oublié que tu étais musicienne !... D'où ce billet si lyrique ;) qui m'a plus donné envie d'écouter de la musique (merci pour le lien youtube) que de lire, étrangement. Moi je suis en train de suivre la partition compliquée du violon de Confiteor en ce moment : besoin d'une pause !

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    1. ...la musique y est bien évoquée également , avec Adria qui ADORE le violon , et Bernat qui lui est doué ...alors qu'il y a moins de goût, tout compte fait ...

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    2. Oui, tu as vu, c'est une belle version, avec un jeu de violon très intense -comme je les aime - :-)

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  5. Je l'ai noté ! L'idéal serait de l'attendre en poche, quand il sera sorti, ou d'occasion, pour pouvoir le lire au bon moment et au bon rythme !

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    1. Six mois à patienter alors ;-) ou la bibli ; je te l'aurais envoyé si cela avait été mon exemplaire :-))

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  6. Je n'avais pas la moindre idée de quoi parlait ce roman mais c'est terriblement tentant, du coup !

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    1. On considère généralement l'Orfeo de Monterverdi comme l'œuvre fondatrice de la musique "savante" occidentale .
      1600 si j'ai bonne mémoire. Je pense que le titre fait référence à cela

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  7. Je suis tentée... J'avais, comme beaucoup, été bouleversée par "Le temps où nous chantions", mais j'avais du m'accrocher avec "Générosité", tout en reconnaissant le grand talent de l'auteur.

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    1. ah,"Générosité" attend son tour chez moi ; il faut parfois s'accrocher, c'est vrai, mais ça en vaut la peine, non ?

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Mior