C'est encore une fois « le livre de ma mère » ; celui-ci ne tourne ni au règlement de compte, ni à la peinture émerveillée d’une sainte femme , ouf.
Mais bien au
récit lucide et parfois douloureux du lien extrêmement fort qui unit l’écrivain
américain et sa mère , Jean Russo.
Cette
femme , tôt séparée du père de son fils unique , chercha toute sa vie à assumer
dignement son existence , qu’elle fut matérielle ou affective.
Mais elle le fit
autour d’une fêlure intime ravageuse, qui ne lui permit que rarement
d’atteindre une sorte d’équilibre, toujours fragile.
Ce qui semblait au départ devoir être attribué
à une personnalité difficile quoique
pleine d’énergie et d’envie de vivre, releva par la suite de plus en plus
clairement du pathologique et de la souffrance psychique.
« Les
nerfs », c’est par cette imprécision pudique qu’on désignait alors les
crises d’angoisse ou de dépression, les décisions impulsives et les revirements
d’humeur outranciers.
Aucune thérapie n’était engagée, bien sûr.
A chacun de se battre , avec ses faibles
moyens, contre ses démons intérieurs …
ou de « se passer un sacré savon », selon l’expression
amusante de la mère.
Voilà à quoi
ressemblait l’indépendance de ma mère à trente ans. Elle était libre, mais pas tout à fait. Bien qu’elle puisse
aller où bon lui semblait, elle n’avait aucun moyen de s’y rendre. Elle gagnait
de l’argent , mais tout était dépensé avant qu’elle puisse s’offrir ce qu’elle
voulait réellement. Les hommes l’aimaient -son physique, sa façon de danser et
de rire- et, en d’autres circonstances, elle n’aurait eu aucun mal à trouver
quelqu’un. Mais les circonstances n’étaient pas autres, elles étaient toujours
les mêmes. Généralement les hommes qui lui plaisaient ne faisaient que passer
et souvent ils renonçaient après avoir fait ma connaissance , celle de mes
grands-parents qui ne desserraient pas les dents, ou de Gloversville. Certaines d’entre eux venaient probablement
d’endroits semblables ; après la guerre, ils en avaient marre de ces coins
paumés.
Pour ma mère elle-même, cette autonomie durement acquise devait parfois
ressembler à une cage. Au moins, était-ce une cage qu’elle avait conçue
elle-même, différente et supérieure à celle dans laquelle ses parents, mon père
et Gloversville l’auraient mise si elle les avait laissé faire.
Rétrospectivement, je suis stupéfié par le courage qu’elle a dû rassembler pour
imaginer –en travaillant à Schenectady, en ayant son compte en banque personnel
et en sortant avec un homme à l’occasion- qu’elle vivait en dehors de la cage
dont elle était si clairement prisonnière. Elle avait dû nourrir cet imaginaire
jour après jour, année après année, alors que les réalités de la vie s’abattaient
sur elle inexorablement, en insinuant, à la manière du doute, qu’il serait plus
raisonnable de renoncer. Sans personne avec qui parler de tout cela, en dehors
d’un jeune garçon.
Richard Russo , né en 1949 dans une petite ville de l’état de New-York, raconte aussi la dignité des travailleurs pauvres de sa famille maternelle, à Gloversville , une ville dédiée à la fabrication des gants de peau pendant les années de son enfance (très beau prologue)
Le moment le plus impressionnant du livre est le récit du
déménagement subit de Richard et Jean vers Phoenix , Arizona ( ! )à bord d’une
vieille bagnole déglinguée surnommée « la Mort Grise » . Quatre mille
kms par un jeune conducteur totalement inexpérimenté à bord d’une quasi-épave ,
non climatisée bien entendu en 1967, et sans point de chute à l’arrivée.Une
décision folle et une sorte de fugue hors du milieu d’origine et de la petite
ville triste…
Ailleurs , ce sera tellement mieux …ailleurs
Et puis les crises de découragement, les revirements
soudains , les jugements à l’emporte-pièce, la galère assumée par orgueil …et
ce compagnonnage perpétuel mère-fils , qui pour être malsain n’en est pourtant
jamais vraiment devenu toxique, étonnamment.
J’ai beaucoup apprécié dans le regard du fils-écrivain sur la mère : lucide mais sans aigreur ou méchanceté ,
magnanime en somme .
Le portrait n’est pas à charge, Richard Russo sait à
travers celui-ci rendre hommage aux qualités de Jean. Il n’oublie ce qu’il
lui doit -et qu’il lui a rendu au centuple , en compagnie de son épouse , une
sainte femme pour le coup !...
J’ai moi aussi trouvé
cette femme attachante : tellement combative , déséquilibrée certes mais
pas une méchante personne . Juste quelqu’un qui n’a pas su trouver son
équilibre , et qui en a été la première victime.
Un très beau portrait, et un livre écrit simplement à propos
de choses compliquées…
MIOR
Je te comprends tout à fait, coup de coeur pour moi !
RépondreSupprimerEt vraiment ravie de t'avoir croisé hier, à refaire !
ouiiii !
Supprimerje l'ai beaucoup aimé aussi...sa description du romancier est formidable et m'a beaucoup touchée...
RépondreSupprimerun passage magnifique est celui sur la bibliothèque constituée par sa mère ; quelle qualité de regard chez le fils, n'est ce pas ?
SupprimerC'est un beau portrait de mère et le style me plait dans les extraits que tu as choisis J'ai Mohawk dans ma PAL, je vais d'abord le lire et on verra pour ailleurs.
RépondreSupprimerc'était mon premier de Russo ; sûr que je vais aller en voir d'autres !
SupprimerMoi aussi, j'aime beaucoup la photo. C'est ce que j'ai préféré dans ce roman. ;)
RépondreSupprimerah ah ! pas sympa !
SupprimerPeut-être faut-il avoir un certain âge et/ou des personnalités suffisamment toxiques ds son entourage pour pouvoir une forme de tendresse pour ce personnage de la mère...
...pour pouvoir garder... voulais-je dire
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