mardi 18 mars 2014

"Ailleurs " de Richard Russo





C'est encore une fois « le livre de ma mère » ; celui-ci ne tourne ni au règlement de compte, ni à la peinture émerveillée d’une sainte femme , ouf. 
 Mais bien au récit lucide et parfois douloureux du lien extrêmement fort qui unit l’écrivain américain et sa mère , Jean Russo. 
 Cette femme , tôt séparée du père de son fils unique , chercha toute sa vie à assumer dignement son existence , qu’elle fut matérielle ou affective.
 Mais elle le fit autour d’une fêlure intime ravageuse, qui ne lui permit que rarement d’atteindre une sorte d’équilibre, toujours fragile. 
 Ce qui semblait au départ devoir être attribué à  une personnalité difficile quoique pleine d’énergie et d’envie de vivre, releva par la suite de plus en plus clairement du pathologique et de la souffrance psychique.                                           
« Les nerfs », c’est par cette imprécision pudique qu’on désignait alors les crises d’angoisse ou de dépression, les décisions impulsives et les revirements d’humeur outranciers.
 Aucune thérapie n’était engagée, bien sûr.  
A chacun de se battre , avec ses faibles moyens, contre ses démons intérieurs …   ou de « se passer un sacré savon », selon l’expression amusante de la mère.                               

Voilà à quoi ressemblait l’indépendance de ma mère à trente ans. Elle était libre,  mais pas tout à fait. Bien qu’elle puisse aller où bon lui semblait, elle n’avait aucun moyen de s’y rendre. Elle gagnait de l’argent , mais tout était dépensé avant qu’elle puisse s’offrir ce qu’elle voulait réellement. Les hommes l’aimaient -son physique, sa façon de danser et de rire- et, en d’autres circonstances, elle n’aurait eu aucun mal à trouver quelqu’un. Mais les circonstances n’étaient pas autres, elles étaient toujours les mêmes. Généralement les hommes qui lui plaisaient ne faisaient que passer et souvent ils renonçaient après avoir fait ma connaissance , celle de mes grands-parents qui ne desserraient pas les dents, ou de Gloversville.  Certaines d’entre eux venaient probablement d’endroits semblables ; après la guerre, ils en avaient marre de ces coins paumés.                                                                       
  Pour ma mère elle-même, cette autonomie durement acquise devait parfois ressembler à une cage. Au moins, était-ce une cage qu’elle avait conçue elle-même, différente et supérieure à celle dans laquelle ses parents, mon père et Gloversville l’auraient mise si elle les avait laissé faire. Rétrospectivement, je suis stupéfié par le courage qu’elle a dû rassembler pour imaginer –en travaillant à Schenectady, en ayant son compte en banque personnel et en sortant avec un homme à l’occasion- qu’elle vivait en dehors de la cage dont elle était si clairement prisonnière. Elle avait dû nourrir cet imaginaire jour après jour, année après année, alors que les réalités de la vie s’abattaient sur elle inexorablement, en insinuant, à la manière du doute, qu’il serait plus raisonnable de renoncer. Sans personne avec qui parler de tout cela, en dehors d’un jeune garçon.
                                         
 Richard Russo , né en 1949 dans une petite ville de l’état de New-York, raconte aussi  la dignité des travailleurs pauvres de sa famille maternelle, à Gloversville , une ville dédiée à la fabrication des gants de peau pendant  les années de son enfance (très beau prologue)

Le moment le plus impressionnant du livre est le récit du déménagement subit de Richard et Jean vers Phoenix , Arizona ( ! )à bord d’une vieille bagnole déglinguée surnommée « la Mort Grise » . Quatre mille kms par un jeune conducteur totalement inexpérimenté à bord d’une quasi-épave , non climatisée bien entendu en 1967, et sans point de chute à l’arrivée.Une décision folle et une sorte de fugue hors du milieu d’origine et de la petite ville triste… 
Ailleurs , ce sera tellement mieux …ailleurs

Et puis les crises de découragement, les revirements soudains , les jugements à l’emporte-pièce, la galère assumée par orgueil …et ce compagnonnage perpétuel mère-fils , qui pour être malsain n’en est pourtant jamais vraiment devenu toxique, étonnamment.
J’ai beaucoup apprécié dans le regard du fils-écrivain sur la mère : lucide mais sans aigreur ou méchanceté , magnanime en somme . 
Le portrait n’est pas à charge, Richard Russo sait à travers celui-ci rendre hommage aux qualités de Jean. Il n’oublie ce qu’il lui doit -et qu’il lui a rendu au centuple , en compagnie de son épouse , une sainte femme pour le coup !...  
                     
J’ai moi aussi trouvé cette femme attachante : tellement combative , déséquilibrée certes mais pas une méchante personne . Juste quelqu’un qui n’a pas su trouver son équilibre , et qui en a été la première victime.
Un très beau portrait, et un livre écrit simplement à propos de choses compliquées… 
MIOR
ps : j'aime beaucoup la photo noir et blanc du bandeau ; "collection privée" , de l'auteur ?




9 commentaires:

  1. Je te comprends tout à fait, coup de coeur pour moi !
    Et vraiment ravie de t'avoir croisé hier, à refaire !

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  2. je l'ai beaucoup aimé aussi...sa description du romancier est formidable et m'a beaucoup touchée...

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    1. un passage magnifique est celui sur la bibliothèque constituée par sa mère ; quelle qualité de regard chez le fils, n'est ce pas ?

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  3. C'est un beau portrait de mère et le style me plait dans les extraits que tu as choisis J'ai Mohawk dans ma PAL, je vais d'abord le lire et on verra pour ailleurs.

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    1. c'était mon premier de Russo ; sûr que je vais aller en voir d'autres !

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  4. Moi aussi, j'aime beaucoup la photo. C'est ce que j'ai préféré dans ce roman. ;)

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    1. ah ah ! pas sympa !
      Peut-être faut-il avoir un certain âge et/ou des personnalités suffisamment toxiques ds son entourage pour pouvoir une forme de tendresse pour ce personnage de la mère...

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    2. ...pour pouvoir garder... voulais-je dire

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Mior