C'est Kirili qui m'avait - à l'époque où elle tenait l'excellent et parcimonieux blog
"Three books and a cup of tea"- fait dresser l'oreille et retenir ce nom , Elena Ferrante,
bien avant qu'il n'enflamme toute la blogo.

Elle parlait (très bien) d'un livre un peu étrange, quelque peu difficile à trouver ...
Il est maintenant en poche, j'ai littéralement sauté dessus lors d'un de mes derniers passages en librairie.
Et, s'il peut paraître loufoque au premier abord, je dois dire que le visuel de couv' est assez bien trouvé...
Ca commence comme ça :
Un après-midi d'avril, aussitôt après le déjeuner, mon mari m'annonça qu'il voulait me quitter. Il me le dit tandis que nous débarrassions la table, que les enfants se chamaillaient comme à l'ordinaire dans une autre pièce, et que le chien rêvait en grognant devant le radiateur. Il m'affirma qu'il était confus, qu'il était en train de vivre de bien mauvais moments faits de fatigue, d'insatisfaction, de lâcheté peut-être. Il parla longuement de nos quinze années de mariage, de nos enfants, et il admit volontiers qu'il n'avait rien à nous reprocher ni à moi ni à eux, il garda comme toujours une attitude digne, excepté un geste excessif de la main droite lorsqu'il m'expliqua, avec une grimace enfantine, que des voix légères, une sorte de susurrement, étaient en train de le pousser ailleurs. Puis il se déclara coupable de tout ce qui arrivait et il referma prudemment la porte de l'appartement derrière lui, me laissant pétrifiée auprès de l'évier.
J'ai adoré ce ton, cette apparence de contrôle dans le cataclysme, ce sur-réalisme en quelque sorte.
Il m'a immédiatement accroché , et Olga m'a plu.
Cette belle Turinoise de trente-huit ans qui se retrouve frappée par la foudre va d'abord essayer de réfléchir posément, ne pas consentir à l'effondrement.
Elle se rappelle comment elle avait pensé, encore lycéenne, à la lecture de "La femme brisée" de Simone de Beauvoir :
Ces femmes sont stupides. Des femmes cultivées, appartenant à un milieu aisé, elles se brisaient comme des fanfreluches dans les mains d'hommes distraits.
(j'adore cet emploi de l'adjectif "distraits", ici. L'auteur va souvent procéder ainsi, avec le choix d'un vocabulaire précis mais souvent légèrement décalé, pas le mot qu'on aurait attendu. Cela donne un sel !)
Olga avait des velléités d'écrivain, au début de son mariage. Mais, insidieusement, elle s'est éloignée de l'écriture, il y avait deux enfants en bas âge, un mari qui gagne bien sa vie, une flemme aussi ...
Elle s'est un peu laissée aller et l'abandon de Mario la réveille d'une claque brutale.
Mario, écrivais-je afin de me stimuler, n'a pas emporté le monde, il n'a emporté que lui-même. Et toi, tu n'es pas l'une de ces femmes d'il y a trente ans. Tu es une femme d'aujourd'hui, agrippe-toi à l'aujourd'hui, ne régresse pas, ne t'égare pas, tiens bon. Surtout ne t'abandonne pas à des monologues distraits, médisants ou rageurs. Efface les poins d'exclamation. Il est parti, toi, tu restes.Tu ne jouiras plus de l'éclair de ses yeux, de ses paroles, et quand bien même ? Organise tes défenses, préserve ton intégrité, ne te laisse pas rompre tel un bibelot, tu n'es pas une fanfreluche, aucune femme n'est une fanfreluche. La femme rompue, ah, rompue, rompue mes couilles.
Mais, quand bien même la lucidité et la pensée piquante d'Olga la tiennent debout, elle court comme un poulet sans tête...
Et l'effondrement qui la menaçait finit bien par la rattraper, un maléfique samedi 4 août (tiens, comme par hasard...) où tout, je dis bien tout, semble se liguer contre elle et se détraquer jusqu'à l'emmener très loin.
Dans la ville désertée et caniculaire, Olga va livrer bataille sur une drôle de ligne de crête, et ferrailler toute la journée, quoiqu'engluée dans une mélasse qui l'empêche d'agir de façon appropriée : le chien est malade et semble empoisonné, son fils a lui une bonne fièvre et de forts maux de tête , or Olga n'arrive plus à ouvrir la porte blindée qu'elle a fait installer récemment, son téléphone fixe ne marche plus, elle a brisé son portable un jour de colère, aucun voisin ne semble là, elle finit par avoir des hallucinations...
Elena Ferrante réussit à nous raconter, dans ces 90 pages centrales, ce dont plus tard l'héroïne pourrait dire " le jour où j'ai failli devenir folle"...
Après cet acmé, la narration reprend un tour plus normal, la vie d'Olga aussi , la crise va se résoudre avec toutefois des épisodes cocasses, ou salaces.
Jamais de pathos, mais une sacrée analyse...
Un beau personnage, et quelle plume !
MIOR.
"Three books and a cup of tea"- fait dresser l'oreille et retenir ce nom , Elena Ferrante,
bien avant qu'il n'enflamme toute la blogo.
Elle parlait (très bien) d'un livre un peu étrange, quelque peu difficile à trouver ...
Il est maintenant en poche, j'ai littéralement sauté dessus lors d'un de mes derniers passages en librairie.
Et, s'il peut paraître loufoque au premier abord, je dois dire que le visuel de couv' est assez bien trouvé...
Ca commence comme ça :
Un après-midi d'avril, aussitôt après le déjeuner, mon mari m'annonça qu'il voulait me quitter. Il me le dit tandis que nous débarrassions la table, que les enfants se chamaillaient comme à l'ordinaire dans une autre pièce, et que le chien rêvait en grognant devant le radiateur. Il m'affirma qu'il était confus, qu'il était en train de vivre de bien mauvais moments faits de fatigue, d'insatisfaction, de lâcheté peut-être. Il parla longuement de nos quinze années de mariage, de nos enfants, et il admit volontiers qu'il n'avait rien à nous reprocher ni à moi ni à eux, il garda comme toujours une attitude digne, excepté un geste excessif de la main droite lorsqu'il m'expliqua, avec une grimace enfantine, que des voix légères, une sorte de susurrement, étaient en train de le pousser ailleurs. Puis il se déclara coupable de tout ce qui arrivait et il referma prudemment la porte de l'appartement derrière lui, me laissant pétrifiée auprès de l'évier.
J'ai adoré ce ton, cette apparence de contrôle dans le cataclysme, ce sur-réalisme en quelque sorte.
Il m'a immédiatement accroché , et Olga m'a plu.
Cette belle Turinoise de trente-huit ans qui se retrouve frappée par la foudre va d'abord essayer de réfléchir posément, ne pas consentir à l'effondrement.
Elle se rappelle comment elle avait pensé, encore lycéenne, à la lecture de "La femme brisée" de Simone de Beauvoir :
Ces femmes sont stupides. Des femmes cultivées, appartenant à un milieu aisé, elles se brisaient comme des fanfreluches dans les mains d'hommes distraits.
(j'adore cet emploi de l'adjectif "distraits", ici. L'auteur va souvent procéder ainsi, avec le choix d'un vocabulaire précis mais souvent légèrement décalé, pas le mot qu'on aurait attendu. Cela donne un sel !)
Olga avait des velléités d'écrivain, au début de son mariage. Mais, insidieusement, elle s'est éloignée de l'écriture, il y avait deux enfants en bas âge, un mari qui gagne bien sa vie, une flemme aussi ...
Elle s'est un peu laissée aller et l'abandon de Mario la réveille d'une claque brutale.
Mario, écrivais-je afin de me stimuler, n'a pas emporté le monde, il n'a emporté que lui-même. Et toi, tu n'es pas l'une de ces femmes d'il y a trente ans. Tu es une femme d'aujourd'hui, agrippe-toi à l'aujourd'hui, ne régresse pas, ne t'égare pas, tiens bon. Surtout ne t'abandonne pas à des monologues distraits, médisants ou rageurs. Efface les poins d'exclamation. Il est parti, toi, tu restes.Tu ne jouiras plus de l'éclair de ses yeux, de ses paroles, et quand bien même ? Organise tes défenses, préserve ton intégrité, ne te laisse pas rompre tel un bibelot, tu n'es pas une fanfreluche, aucune femme n'est une fanfreluche. La femme rompue, ah, rompue, rompue mes couilles.
Mais, quand bien même la lucidité et la pensée piquante d'Olga la tiennent debout, elle court comme un poulet sans tête...
Et l'effondrement qui la menaçait finit bien par la rattraper, un maléfique samedi 4 août (tiens, comme par hasard...) où tout, je dis bien tout, semble se liguer contre elle et se détraquer jusqu'à l'emmener très loin.
Dans la ville désertée et caniculaire, Olga va livrer bataille sur une drôle de ligne de crête, et ferrailler toute la journée, quoiqu'engluée dans une mélasse qui l'empêche d'agir de façon appropriée : le chien est malade et semble empoisonné, son fils a lui une bonne fièvre et de forts maux de tête , or Olga n'arrive plus à ouvrir la porte blindée qu'elle a fait installer récemment, son téléphone fixe ne marche plus, elle a brisé son portable un jour de colère, aucun voisin ne semble là, elle finit par avoir des hallucinations...
Elena Ferrante réussit à nous raconter, dans ces 90 pages centrales, ce dont plus tard l'héroïne pourrait dire " le jour où j'ai failli devenir folle"...
Après cet acmé, la narration reprend un tour plus normal, la vie d'Olga aussi , la crise va se résoudre avec toutefois des épisodes cocasses, ou salaces.
Jamais de pathos, mais une sacrée analyse...
Un beau personnage, et quelle plume !
MIOR.