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mardi 7 février 2017

" Un bonheur parfait " de James Salter

Affichage de DSC_0163.JPG en cours...
Titre original : Light Years .
Qui aurait pu se traduire par "les années lumière" ou "les années légères". Non ? :-/

Bouquin paru en 1975 aux States, vingt ans plus tard chez nous. Je l'avais lu alors, mais n'avait pas dû y comprendre grand chose, il faut avoir une bonne quarantaine et plus pour apprécier ce roman au charme étrange, je crois ;-) 

1958. Viri et Nedra sont un couple superbe ; 
ils ont la trentaine , deux petites filles, un chien, une tortue et un poney; ils habitent une vieille maison sur l'Hudson dans la campagne proche de New-York. Ils cultivent un art de vivre plein de fantaisie et d'amitiés fortes, y compris amoureuses. 
Et puis ...

Une énième variation sur le mariage, ses grandeurs, ses petitesses et sur le temps qui passe ? Oui, assurément, mais avec un angle de vue bien particulier : James Salter évoque des personnages qui ne retiendront de la vie que ce qui concerne leur vie intime et sentimentale. Foin de la carrière d'architecte de Viri, par exemple, on comprendra qu'il aurait aimé percer plus encore, mais au fond... ce n'est pas ce qui compte. Seul l'amour aura compté, celui que l'on partage avec son conjoint, ses enfants , ses amis, que l'on porte aux artistes, aux amants. L'amour de la liberté également, qui fait que pour continuer à sonner juste, l'un des époux quittera le navire. Aucune sentimentalité pourtant, qu'on ne se méprenne pas. Beaucoup d'idéal, beaucoup de mélancolie, beaucoup d'honnêteté chez ces héros. 

L'écriture de Salter est admirable. Des phrases sublimes comme s'il en pleuvait, des passages plus obscurs également (les toutes premières pages ont failli avoir raison de moi) et une très grande maîtrise dans la narration, simple et virtuose à la fois. 
Par exemple, toute la psychologie des personnages est très largement évoquée à travers des dialogues. Pas d'introspection proustienne ni de monologue intérieur à la V.Woolf ; Viri et Nedra vivent, agissent, avancent, parlent. Et comme dans la vie, c'est ainsi que nous les connaîtrons. 
Ils parlent avec leurs amis, ils parlent entre eux, ils parlent avec leurs filles, leurs connaissances parlent d'eux. Salter observe. Il ne cherche pas à dérouler un récit qui aurait force de démonstration, il donne l'impression de suivre Viri et Nessa plus que les précéder, il a une grande bienveillance envers eux (il les connaît probablement très bien). Le narrateur leur passe régulièrement la parole, manie le présent et le passé dans la même page, un peu comme on passe du coq à l'âne dans une discussion ; certains personnages disparaissent comme dans la vie on perd de vue des gens que l'on a pourtant sincèrement apprécié (le personnage d'Arnaud qui disparait dans la tempête). Tout ça est un peu fouillis. Comme dans la vie, où on tire des bords peut-être plus souvent qu'on ne choisit vraiment sa trajectoire. 
Mais avec un art de la narration qui transforme pratiquement chaque chapitre en nouvelle qui pourrait se lire pour elle-même. Le chapitre 3, une scène chez le tailleur, 8 pages tirées au cordeau, quel délice ! Avec un très grand art du portrait, Salter "croque" ses personnages, en quelques lignes tout est dit. De très belles images/formules à toutes les pages ; à propos de ce tailleur par exemple :

On aurait dit un malade à la fin d'une trop longue visite; il semblait fatigué.

Au plus profond de son être, elle avait l'instinct d'un animal migrateur. Elle trouverait la toundra, l'océan, le chemin du retour.

Un espèce fatal s'était créé, comme celui qui sépare un paquebot du quai, devenu brusquement trop large pour sauter; tout est encore présent, visible, mais inaccessible désormais. 

N'importe quel couple qui se sépare -c'est comme une bûche qu'on fend. Les morceaux ne sont pas égaux. L'un d'eux contient le coeur.

Extraits :

"Il y a des choses que j'aime dans le mariage, dit Nedra. Par exemple, son côté familier. C'est comme un tatouage. Tu en voulais un, tu l'as eu, et à présent il est gravé dans ta peau pour toujours. C'est à peine si tu en as encore conscience. Je dois être très conformiste.
- D'une certaine manière, peut-être.

- Cette terrible dépendance des autres, ce besoin d'amour.
- Ce n'est pas terrible.

- Si, parce que, en même temps, il y a la stupidité de ce genre de vie, l'ennui, les disputes."
Il calait un oreiller derrière elle. Elle se souleva sans dire un mot.
"On n'a pas de lait sans vache et inversement, dit-il.
- Sans vache. 
- Tu comprends, non ? 
- Si tu veux du lait, tu dois accepter la vache, l'étable, les prés et tout le bataclan.
- Exactement" , dit-il



-Tu dois aller plus loin que moi, tu le sais , n'est ce pas ? dit Nedra.
-Plus loin ?
-Oui, dans la vie. Tu dois devenir quelqu'un de libre."
Elle n'expliqua pas ses paroles ; elle en était incapable. Il ne s'agissait pas seulement du fait de vivre seule, bien que ç'eût été nécessaire dans son cas. La liberté dont elle parlait, c'était la conquête de soi. Ce n'était pas un état naturel. Ne la connaissaient que ceux qui voulaient tout risquer pour y parvenir, et se rendaient compte que sans elle, la vie n'est qu'une succession d'appétits, jusqu'au jour où les dents vous manquent.

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Un beau et long  billet de blog , l'avis Anna Gavalda (qui traduisit le magnifique "Stoner"  de John Williams en son temps)  un interview dans l'Obs, et celui de Slate dont j'extrais ces quelques lignes :


«Ce livre est la roche érodée de la vie conjugale. Tout ce qui est beau, tout ce qui est banal, tout ce qui nourrit ou ratatine. Cela dure des années, des décennies, et au final, cela semble avoir passé comme ces paysages entraperçus depuis la fenêtre du train —ici un pré, un bosquet d’arbres, des maisons aux fenêtres éclairées au crépuscule, des villes obscures, des gares qui s’évanouissent en un éclair— tout ce qui n’est pas écrit disparaît, excepté certains moments, certaines personnes et certaines scènes, impérissables. Les animaux meurent, on vend la maison, les enfants sont grands, le couple lui-même a disparu, et pourtant il reste ce poème.

Je comprendrais très bien que l'on n'apprécie pas ce bouquin, qu'on ne réussisse pas à s'attacher aux personnages, parfois durs, et en apesanteur en quelque sorte dans la société des années 60 aux USA (cela m'a rappelé ma lecture, toute jeune, du "Quatuor d'Alexandrie" de Durell, dont les personnages me semblaient incompréhensibles...et fascinants )

On peut trouver la fin ratée ou faible, la traduction parfois étrange. N'empêche. Lisez ce bouquin de Salter. Si vous avez touché du doigt que toute vie est bien entendu un processus de démolition, comme le disait Fitzgerald.

MIOR.

dimanche 7 février 2016

" Orfeo " de Richard Powers

Richard Powers écrit des livres pas spécialement faciles d'accès mais profondément originaux dans le paysage actuel du roman. 
Après l'in-oubliable "Le temps où nous chantions" , voici revenir le thème de la musique dans "Orfeo", paru en août 2015 au Cherche-Midi  ; 
Vous pensez bien qu'il fallait que j'y aille ;-)
Résultat de recherche d'images pour "richard powers"
La musique était un fil conducteur du gros pavé "le temps où..."  juste après la question de la lutte pour les droits civiques, qui était elle au premier plan. Powers s'essayait à un exercice extrêmement difficile, celui de décrire ce qui passe dans la psyché du musicien au moment où il s'exprime, mais aussi dans celle de celui qui reçoit cette musique. Pourquoi et comment sommes-nous (ou pas;-) musiciens et mélomanes, que se passe-t-il dans le cerveau de celui qui joue, de celui qui écoute, pourquoi l'un des frères de cette intrigue est un honnête musicien, sans plus, alors que son frère est furieusement doué. De longues pages étaient consacrées à leur pratique de la musique, dans l'archi-détail. Dans "Orfeo" c'est du compositeur qu'il va s'approcher.

Richard Powers est passionné par la neurologie et la chimie du cerveau, ce qui nous meut -et nous échappe totalement-. Il est fasciné par le biologique en nous, avec toutes ses incidences sur nos goûts et nos attachements. 
Dans "La chambre aux échos" il explorait par exemple le cerveau d'un amnésique dans sa capacité à revenir à sa vie d'avant, après un accident. Comment ce n'était pas seule sa mémoire qui était affectée, mais sa capacité à savoir Qui il était et à créer du lien avec autrui. 

Cette approche ambitieuse plonge le lecteur dans une réflexion parfois vertigineuse, extrêmement excitante intellectuellement parlant. Richard Powers (né dans l'Illinois en 1957) est un auteur atypique et passionnant, qui sait de plus mêler tous ces questionnements à des intrigues solidement bâties (ouf) comme ici :

Peter Els , soixante dix ans, est un compositeur solitaire à la retraite. Après la musique, son autre passion est la chimie. Parce qu'il leur trouve de fait des connections : il voit dans  l'organisation d'une chaîne d'ADN un côté poétique, de la même façon qu'il pense qu'il y a un côté organique dans l'agencement d'une page de musique, en somme. Ayant laissé la musique de côté, il pratique donc son hobby, tranquillement dans son coin et sans intention particulière, "en amateur" dirait-on s'il s'agissait de musique ;-)
Mais, quand par un hasard malencontreux, la Sécurité nationale sonne à sa porte et découvre l'important matériel qu'il possède, elle le suspecte immédiatement et dans un raccourci regrettable de préparations bactériologiques terroristes. Bientôt, la tête de Peter Els passe en boucle à la télé, la rumeur enfle follement, l'emballement médiatique est à son comble (rumeurs, approximations...). Peter, paniqué, prend la fuite... 
En cavale, il se souvient et raconte par bribes son itinéraire de musicien, il reconstitue tout ce qui a fait sa vie, comment la musique y fut la plus belle mais aussi la plus nocive des passions, comment l'idée de l'amitié a pu éventuellement lui faire rater la réalité de l'amour, comment il a perdu puis retrouvée son enfant unique, comment il a traversé le siècle en somme. 
C'est brillant, touchant, érudit mais pas pédant ; Powers réussit à retracer cinquante ans de création musicale (dans les très grandes lignes tout de même...) en questionnant cet acte de composer, besoin étrange et tyrannique. S' il a un côté "toute-une-vie-bien-ratée" -mais pas que- je me suis attachée à Peter Els et me suis enfuie avec lui, loin de la paranoïa contemporaine, dans une fugue plus tonifiante que désespérée.

Des extraits : 

L'air matinal embaumait le possible au point d'en être ridicule.

Afficher l'image d'origine...à l'époque où il commençait à constituer un portfolio pour sa thèse, Peter était tombé dans une grande spirale d'influences. Tout le monde faisait les poches à tout le monde : les FabFour volaient Stockhausen pour écrire Sgt Pepper; Andriessen et Berio réarrangeaient Lennon et Mac Cartney. Pendant quelques mois lumineux, l'élevé et le vulgaire, le frileux et l'aventureux, le sommaire et le sophistiqué s'étaient entrelacés en un contrepoint compliqué.
...pendant des années la crise s'était limitée à un choix : Schoenberg ou Stravinski. Mais en 1966, ces deux noms évoquaient l'incongru et le vieillot (...) Par un pur hasard il avait la chance de vivre à l'aube de cette révolution. Depuis l'Ars Nova au quatorzième siècle, ou l'invention de la sonate à la fin du dix-huitième, il n'y avait pas eu de meilleure période pour commencer. (...) 

La musique est une coulée de conscience qui pénètre en nous par l'oreille. Et rien n'est plus terrifiant que la conscience.

La chambre ressemblait à l'au-delà vu dans un roman existentialiste français. Un lit, une chaise, un chevet, un radio-réveil, un téléviseur fixé au mur. On aurait pu voguer vers une autre galaxie ou purger une peine à perpétuité dans l'oubli très basse sécurité de cette pièce.

Ils chantaient tout près l'un de l'autre, bouche à bouche, déformant les notes jusqu'à frôler la dissonance. La friction de ces temps forts leur entamaient directement la cervelle. Ils ne s'étaient pas encore vus nus. Mais cette résonance partagée des os de leur crâne était plus intime que tout acte sexuel.

Il imaginait sa femme assise en face de lui, qui secouait la tête devant le guêpier où il s'était fourré. Ils avaient passé ensemble une poignée d'années, et chacune les avait rendus un peu plus opaques l'un à l'autre. Pourtant, Peter plaisantait encore parfois avec le fantôme de Maddy ou la sondait sur la dernière bizarrerie du moment. Au début, elle admirait son besoin compulsif de faire de la musique ; à la fin elle était seulement déroutée.

Je voudrais rassurer tous ceux qui m'ont suivie jusqu'au bout de ce (long) billet, il n'est pas besoin d'avoir une grande connaissance du monde de la musique pour se régaler à la lecture d'Orfeo. Un honnête intérêt suffit. Le livre nous parle d'un parcours de vie, quand arrivé à un certain âge on peut jeter un coup d'oeil par dessus son épaule et voir le chemin parcouru, presque dans son ensemble ; et que l'on est encore animé par les forces de l'esprit.

Ne ratez pas les pages 125 à 140 totalement admirables, sur la genèse et la création dans un stalag de Silésie du Quatuor pour la Fin du Temps d'Olivier Messiaen ; pour l'avoir joué, je peux vous assurer qu'il se passe un truc incroyable dans la salle au moment de la performance... 
C'est typiquement de cela que veut parler Richard Powers , justement.

Ecoutez cette page extra-ordinaire, le solo de violon final, extatique, totalement planant, qui, nous drapant de notes nous emmène très loin en une méditation profonde et quasi-mystique. 

Voyez comme à la fin les musiciens reviennent comme à regret, engourdis, sonnés par une connaissance d'un ailleurs, un univers parallèle, où les sons sont tout un monde profondément porteur de sens 

https://www.youtube.com/watch?v=jXxmvsllhCg 

Très beaux billets de Papillon , Tête de lecture ,Keisha , Charybde
Un dernier livre avant la fin du monde ...
 
MIOR. 


vendredi 5 février 2016

" Neverhome " de Laird Hunt

Soyons clairs : si vous partez dans cette lecture -comme ce fut le cas pour moi- en espérant y apprendre au passage pas mal de choses à propos de la guerre de Sécession, passez votre chemin, vous ne découvrirez rien.
Or, se jeter dans un récit de guerre ne vaut pour moi que si l'on en précise le cadre, les enjeux, les spécificités, ayant fort peu de goût pour la violence et les horreurs, celles-là en particulier. C'est mon côté chochotte, que j'assume.

4ième de couv' : 
Afficher l'image d'origineDans la ferme de l’Indiana qui l’a vue grandir, Constance jouit auprès de son compagnon d’un bonheur tranquille. Mais lorsque la guerre de Sécession éclate et que Bartholomew est appelé à rejoindre les rangs de l'armée de l'Union, c’est elle qui, travestie en homme, prend sans hésitation, sous le nom d’Ash Thompson, la place de cet époux que sa santé fragile rend inapte à une guerre qu’elle considère comme impensable de ne pas mener.
Ayant perdu la trace de son régiment après une bataille féroce où elle a été blessée, Constance, la rebelle, dépouillée de son uniforme, reprend, au sein de paysages dévastés, le chemin de la ferme, guidée par l’amour infini qu’elle porte à son bien-aimé mais profondément hantée par la violence et l’étrangeté des aventures qui ont marqué sa périlleuse initiation à l’univers impitoyable des champs de bataille et à leurs sordides coulisses ...


 
On estime qu'environ cinq cent femmes se joignirent aux combats, cachées sous l'uniforme, risquant à tout moment d'être découvertes, ce qui n'était pas sans risque comme l'exprime Laird Hunt dans cet interview de 4 minutes... et dans un français impeccable :







L'incipit est très beau :

J’étais forte, lui pas, ce fut donc moi qui partis au combat pour défendre la République. Je franchis la frontière, quittant l’Indiana pour l’Ohio. Vingt dollars, deux sandwiches au petit salé, accompagnés de biscuits, de corned-beef, de six pommes flétries, de sous-vêtements propres et aussi d’une couverture. Il y avait de la chaleur dans l’air donc je me mis en marche en bras de chemise, le chapeau bien enfoncé sur les yeux. Je n’étais pas la seule à chercher à m’engager et au bout d’un moment, nous étions toute une troupe. Les fermiers nous acclamaient au passage. Nous donnaient à manger. Leur meilleure place à l’ombre pour nous reposer. Ils jouaient pour nous de leurs violons : enfin tout ce que vous avez entendu dire sur les commencements, même si un an déjà avait passé depuis Fort Sumter, et que la première bataille de Bull Run avait eu lieu, que Shiloh avait emporté son lot d’âmes, et que c’en était fini des commencements, et pour de bon.


Le ton est donné : Constance est une femme simple, une fermière, extrêmement courageuse et "brut de pomme", dont le récit d'une grande franchise ne manquera pas, au détour, d'une certaine forme d'humour. 
Laird Hunt lui a trouvé une voix, c'est indéniable. 
Très vite cependant, le récit devient confus : où est-on, qui se bat contre qui ? Tout est très embrouillé et vague, on renonce très vite à se représenter les combats. 
Bientôt c'est d'autre chose qu'il s'agit, de toute façon: au bout de cinquante pages, Constance -ou plutôt Gallant Ash , son sobriquet de guerre- est faite prisonnière, elle s'évadera en profitant astucieusement de son double statut homme / femme. 
Commence dès lors une longue errance, pour retrouver son régiment, durant lesquels elle vivra toutes sortes de mésaventures tragiques, dont la plus terrifiante est un long passage par l'asile ... 

Durant tout ce voyage en enfer, Constance correspond avec Bartholomew, son époux (hautement invraisemblable dans ce foutoir...) et avec sa mère décédée, en un dialogue intérieur. La relation des époux est attachante, tant Constance est protectrice envers ce petit époux, poète et danseur, mais qui semble totalement inapte à se débrouiller dans les rudesses de cette époque terrible, et avec qui elle a connu les meilleurs moments d'une existence dans l'ensemble extrêmement dure.
Je partirais et il resterait. Il fallait que l'un de nous reste à s'occuper de la ferme et que l'autre parte, et c'était lui et c'était moi. Nous étions à peu près de la même petite taille mais lui était fait de paille et moi d'acier. Chaque hiver il était frappé de migraines alors que, de toute ma vie, je n'avais connu la grisaille d'un seul jour de maladie. Il n'y voyait pas trop loin ; moi je fermais un oeil et d'un coup de fusil j'arrachais les oreilles d'un lièvre à cent cinquante mètres. Il tournerait les talons à la moindre occasion ; moi je n'avais jamais, jamais reculé. 
...L'air sentait la fumée et la menthe, qui poussait en brassées d'un vert profond le long de la clôture. Chez nous , notre activité  favorite, à Bartholomew et moi, c'était de passer la faux dans un carré de menthe. Deux ou trois volées, et le paradis vous montait aux narines. Bartholomew savait faire un thé à la menthe à tout casser. Il le préparait le matin, le plaçait au cellier, et nous le buvions le soir pour nous rafraîchir. 

On ne saurait certes reprocher à Laird Hunt d'être manichéen. Son héroïne, si elle est brave, perd progressivement pied dans ce capharnaum épouvantable; elle n'y tient pas toujours le beau rôle d'ailleurs. La violence, dont elle n'hésite pas à user, est depuis toujours dans son mode de vie
Aussi, si on la plaint, on ne s'y attache pas beaucoup, ce qui rend la lecture un peu fastidieuse parfois. 
De beaux portraits émergent ici ou là -le Colonel en particulier- mais globalement tout n'est que bruit et fureur, et plus encore confusion. 

Attention ici spoiler éventuel :
Ce sentiment culminera à la fin du récit qui ramène Constance chez elle, après deux années d'errance ; dans une pitoyable confrontation, elle perdra ce qui donnait encore un peu de sens à vie misérable. Cette fin piteuse est désespérante , et j'ai refermé le livre avec un sentiment amer.J'en ai voulu à l'auteur de nous confronter à une méprise aussi absurde que tragique. 
Même si je n'espérais plus vraiment une happy end...

Bref, pas beaucoup de plaisir dans cette lecture, pour laquelle une grande partie de la blogo s'est enflammée Kathel ou Anne parmi les premières. Seule Luocine émet comme moi beaucoup de réserves .

MIOR.
 

samedi 2 janvier 2016

"La singulière tristesse du gâteau au citron" d' Aimee Bender

Afficher l'image d'origine 
aux Editions de l' Olivier (ne lisez PAS la 4ième de couv' !)
et en Points ( ouf ils l'ont revue, c'est un peu moins pire )
 
Traduit de l'anglais par Céline Leroy
Paru en 2013







  Depuis que j'ai levé le pied il y a maintenant près de cinq mois,j'ai tout de même lu une vingtaine de bouquins, dont des grandioses (Confiteor) des splendides (Boussole) des sûrement-magnifiques-mais-que-j'ai-totalement-raté (la Chouette Aveugle) des atypiques épatants (Faillir être flingué) des atypiques qui m'ont laissé perplexe (la Carte des Mendelssohn) , et je ne vous raconte pas tout... 

Ce qui ne m'était pas arrivé depuis longtemps, c'est d'être embarquée par une histoire et une narration, toutes deux singulières, et d'avoir vraiment hâte de retrouver mon bouquin (oui bon bien sûr Confiteor...pas taper!) (et C'EST ce que j'appelle une panne de lecture)

Le jour de ses neuf ans, Rose mord avec délice dans le gâteau chocolat-citron que vient de lui confectionner sa mère, "avec amour" comme on dit bêtement. C'est un des poncifs de l'époque, n'est ce pas, cuisiner c'est donner de l'amour à ceux pour qui on le fait...
 En vérité c'est surtout donner ce qu'on a , en l'occurrence, pour la mère de Rose, un malaise intérieur grandissant qu'elle s'efforce de nier sinon de contrôler et que Rose ressent subitement et fortement, dans la bouche. C'est irréfutable et violent. 
A partir de ce moment, Rose connait les états d'âme de chaque cuisinier qu'elle croise. Chaque bouchée est explosive, en quelque sorte, l'inonde d'affects qui la submergent et la bouleversent. 
Bien sûr elle n'arrive pas à expliquer ce qu'elle vit et porte ce "don" comme une croix. 

Mais ce n'est que le début de cette histoire... dont je ne raconterai pas plus ;-)

Dieu sait si le réalisme fantastique type "Esprit d'hiver" n'est pas ma tasse de thé , mais là j'ai été bluffée (et pourtant ça part loin !)
J'ai adoré l'idée même de ce don gustatif, pour commencer (qui m'a fait glousser, car on était en pleine période de bombances familiales, vous imaginez si vous aviez pu vous figurer dans quel état d'esprit on avait cuisiné pour vous !...je vous laisse savourer ...)
Et puis je m'aperçois que j'aime les livres qui parlent de bouffe, en fait ! Je garde un très bon souvenir du "Mangez-moi" d'Agnès Desarthe ou du Martin Suter "Le Cuisinier" que je crois bien avoir chroniqué aux tout début du blog, par exemple. Rhoo, et la cuisine vietnamienne de "Terre des Oublis" ... et, last but not least, une certaine madeleine qui nous a tous retournés, il y a longtemps déjà...

Mais il n'y a vraiment pas que ça ; j'ai retrouvé toute une ambiance cinématographique, comme par exemple une scène pour moi inoubliable de "The Hours" ou la mère (Julianne Moore) flanque à la poubelle un gâteau pour son petit garçon qu'elle aurait voulu justement plein d'amour et qui est légèrement (juste très légèrement) raté... 
Ce sont ces couleurs, ces ambiances très américaines des années soixante, avec des couleurs pastel , de l'électro-ménager et cette confiance stupide dans le progrès, des pères avec une belle carrure qui partent au travail toujours à la même heure, et des déjà desperate housewifes. L.A est magnifiquement décrite, et la vie qui va avec à cette époque-là (bien que rien ne permette de vraiment dater le récit je crois, c'est juste très suggéré)

La famille est bien entendu très ordinaire et très dysfonctionnelle à la fois. 
Le père est ce genre d'homme pour qui s'il n'y a pas de solution , alors il n'y a pas de problème. Un optimiste qui n'a pas les mots , en quelque sorte (mais son personnage -et c'est heureux- évoluera beaucoup). La mère m'a beaucoup touchée, qui tente discrètement de trouver un semblant d' équilibre. Le frère, Joseph, est assez sérieusement à l'Ouest, comme hors d'atteinte ( ce qui ne fera que se confirmer). Il y a aussi la grand-mère qui ne vient jamais mais envoie des colis improbables d'objets usagés. 
Il y a des figures obligées (les années collège, l'ami du frère adoré en secret) mais ça n'est pas gênant.
 Bref, une ambiance très "Heureux les fêlés, car ils laissent passer la lumière". 

En vérité, c'est cela que j'ai adoré. La narration totalement non psychologique sur des choses très fines dans les interactions familiales. Comment tout le monde essaye désespérément d'être normal, comment jamais ou presque le plus important n'arrive à être échangé au sein des familles, comment les mots nous font presque toujours défaut.
La parabole peut sembler lourdingue, j'imagine, mais moi ce bouquin m'a cueillie en beauté. Comme je n'avais aucune idée d'écrire un billet, je n'ai pas relevé de passages, mais j'ai vraiment trouvé la narration habile, avec pas mal de phrases qui font mouche. 
Et une très jolie fin , ce qui n'était pas gagné.

Bien sûr, ce livre ne peut prétendre au titre de chef d'oeuvre de la littérature, mais je soutiens pour ma part que deux oeufs au plat cuits à la perfection donnent souvent plus de plaisir qu'un plat chichiteux qui veut se la jouer.

Jérôme a fait un billet d'une méchanceté peu coutumière... et attention il spoile au deuxième paragraphe :-/ 
Euh, si le titre vous agace déjà, n'achetez pas le livre ? 

En revanche Cathulu adore, Antigone est touchée,et Miss Fais moi les poches conquise :-)

Beaucoup d'articles de presse sont complètement à côté, à mon sens, et d'autres spoilent à tout va. N'en lisez pas trop, si vous voulez m'en croire. 
Je serais tentée après cela de dire que je rembourse les insatisfaits, mais bon, c'est maintenant dans toutes les bibliothèques, et à 7euros en poche . 

J'attends vos retours, avec gourmandise :-))


MIOR.
 

dimanche 5 avril 2015

" Je suis fait ainsi " de Jack London

Je suis fait ainsiLettres à ses filles

Editions Finitude  (125 pages, 13€)
Ce qu'en dit l'éditeur :

Jack London avait deux filles, Joan et Becky. Il avait divorcé de leur mère alors que les fillettes avaient quatre et trois ans. Perpétuellement en voyage, c’est par ses lettres qu’elles apprennent à le connaître, à mesure qu’il se dévoile. C’est un père affectueux, mais exigeant, et certains passages cinglants attestent de son caractère explosif. Mais qu’il raconte des épisodes de son enfance, qu’il parle de ses livres ou du pouvoir des mots, de natation ou d’un devoir d’anglais, son style reste inimitable et éblouissant.
Ces lettres révèlent l’intimité d’un écrivain à la personnalité hors du commun et, par leur qualité d’écriture, elles constituent une œuvre véritable, inattendue et bouleversante.

Ce que j'en ai ressenti :
Lire une correspondance est parfois ingrat. 
Il y a des choses triviales, des choses qu'on aurait préféré laisser dans l'ombre -tout ce vilain lavage de linge sale entre ex-époux, par exemple- et puis il y a aussi quelqu'un , en filigrane, plus tout à fait un écrivain mais un homme qui vit sa vie, tout simplement.
Et ici un père qui cherche à maintenir du lien avec ses filles dont il est séparé suite à un divorce. C'est un père "moderne" qui souhaite (en 1903 !) rester impliqué dans l'éducation de ses enfants (en partie parce qu'il ne fait guère confiance à leur mère, qu'il trouve "narrow minded"...) mais aussi parce qu'il a de fortes convictions pédagogiques. 

"L'homme qui s'est fait tout seul " veut aider ses filles à grandir et aller vers ce qui compte vraiment. Et pas question d'apprendre le crochet en attendant un "beau" mariage.
Cela donne des missives parfois surréalistes ;  ainsi, à Joan, douze ans :
Choisis Français et Allemand et arrête Latin et Grec (comme nous l'avions prévu), puis attend que je puisse descendre en ville et que nous en parlions.
Souviens-toi, bien sûr, et rappelle-le  également à ta mère, que tu es ma fille aînée; que ta vie se joue en partie là; que je sais; que les professeurs d'anglais ne savent pas; et que la chose la plus importante au monde pour toi en ce moment est que tu puisses avoir cette discussion avec moi. Ca ne concerne pas ta mère; ni moi; mais toi et la valeur de toute ta vie future (souligné deux fois)
...Maintenant, Joan. Souviens-toi que le monde est peuplé de personnes importantes et de personnes insignifiantes. La population mondiale est presque entièrement  constituée de personnes insignifiantes. C'est un choix qu'il est difficile de te faire endosser à ton âge, et le risque est qu'en faisant ce choix comme je te l'ai demandé dimanche soir, tu fasses l'erreur de choisir de devenir une personne insignifiante, dans un lieu insignifiant dans une partie insignifiante du monde. Tu vas faire cette erreur parce que tu écoutes ta mère qui est une personne insignifiante, dans un lieu insignifiant dans une partie insignifiante du monde et qui, à cause de sa jalousie de femme vis à vis d'une autre femme, va sacrifier ton avenir. Si tu rejoins ta mère dans sa médiocre jalousie de femme frustrée, tu te condamnes à grandir dans l'environnement étroit d'une ville insignifiante appelée Piedmont, qui est peuplée de gens insignifiants. A l'opposé, je t'offre les choses importantes de ce monde; les choses importantes que vivent et savent et pensent et font les gens importants. Tu es maintenant une jeune femme. Tu vas devenir une femme à part entière. Ta formation durant les quatre ou prochaines années déterminera toute ta vie future(...) Le temps de la formation, c'est maintenant. D'aujourd'hui à tes dix-huit ans. Une fois formée, tu ne pourras pas plus te changer que le léopard ne peut changer ses taches.

C'est terrible, le poids que Jack London mit sur les épaules de son aînée...

(Joan London marchera sur les traces de son père: écrivain, féministe, elle devient une brillante oratrice, très engagée politiquement,et défend l'héritage socialiste de London. Elle aura d'ailleurs une correspondance suivie avec Léon Trotski dans les années 30. Elle travaille à Hollywood et fréquente les milieux du cinéma, se mariera à maintes reprises, tout en continuant à promouvoir l'oeuvre et les idées de son père par des conférences.)




Je me demande si ce court recueil ne s'adresse pas aux grands fans de Jack London et seulement eux . Il peut certainement paraître anecdotique voire irritant si l'on n'est pas tombé sous le charme du bonhomme avant. 

Mais on peut beaucoup pardonner à un père qui écrit :

J'aimerais t'apprendre à nager, mais je peux difficilement le faire par correspondance 

Non ?

MIOR.

Je remercie chaudement Kathel de "Lettres Express" qui m'a si gentiment envoyé ce bouquin ! 

L'avis de Brize (qui n'aime guère) et de Choco (qui aime beaucoup) très bien argumentés dans les deux cas ;-)



mercredi 14 janvier 2015

" Martin Eden " de Jack London

Une semaine s'est passée depuis le terrible 7 Janvier 2015, une date que nous n'oublierons certainement pas. Après le temps de l'émotion viendra celui de la réflexion. Nous avons du travail ...

Mais puisque la culture est un des remparts contre le fanatisme et la barbarie -du moins peut-on continuer à l'espérer- lisons, partageons, bagarrons nous -mais alors très gentiment...- et enthousiasmons nous, encore et encore...




MARTIN EDEN (JACK LONDON) dans auteurs américains martin+eden-couverture

Quel type , ce Martin ! J'avoue être tombée sous le charme très vite. 

L'oeuvre de Jack London, j'avoue que je ne la connaissais pas, c'était un peu "into the wild" et pas grand chose de plus dans mon imaginaire.

Eh bien si, et ce Martin Eden m'a passionnée.

Oakland, Californie, vers 1900. 

Martin Eden , jeune type de vingt et un ans issu de la classe laborieuse la plus modeste, rencontre une jeune fille de bonne famille, Ruth Morse -il a sauvé son frère d'une rixe fâcheuse. 
C'est le choc, amoureux mais peut-être plus encore, culturel et social :

Il était donc à la fois perturbé par sa propre inadéquation et charmé par tout ce qui se passait autour de lui. Il découvrait qu'un repas pouvait être autre chose qu'une fonction alimentaire. Il ne savait pas ce qu'il mangeait. Pour lui ce n'était que de la nourriture. A cette table où manger était un acte esthétique -et même intellectuel- il se repaissait de beauté. C'était surtout son esprit qui était en appétit. Il entendait des mots dont il ignorait le sens, d'autres qu'il n'avait rencontrés que dans des livres et qu'aucun homme ou femme de sa connaissance n'eût été capable de prononcer. Chaque fois que de tels mots tombaient négligemment des lèvres d'un membre de cette merveilleuse famille -sa famille à elle- il était en extase. La beauté idyllique et l'élévation spirituelle devenaient réalité. Il était dans cet état rare et béni que l'on éprouve en voyant ses rêves quitter les châsses du fantasme pour entrer dans le domaine des faits .

Les parents de Ruth , tout en surveillant bien sûr du coin de l'oeil, ne s'opposent pas formellement à ce qu'elle revoie ce drôle de gaillard, baraqué, buriné, qui raconte ses aventures de marin. Il a quelque chose d'exotique, et ma foi , Ruth a déjà vingt-quatre ans et ce n'est pas une mauvaise chose qu'elle "s'éveille" .

Martin, à qui l'amour donne des ailes, a un appétit de vie et de connaissances hors du commun. 
La donzelle, faisant des études de lettres, commence par corriger ses fautes de syntaxe ? Martin se plonge dans l'étude de la grammaire et parle bien tôt aussi bien voire mieux qu'elle. 
Tout est à l'avenant : il décide d'explorer bien des domaines, d'un éclectisme total, dévorant tout ce qui lui tombe sous la main, fréquentant à présent les bibliothèques, rationalisant ses apprentissages, se restreignant bientôt à quatre maigres heures de sommeil car la tâche est immense. 

Et bientôt, sa décision est prise : il sera écrivain. Récit de voyage pour commencer. Facile.

Son récit fut achevé en trois jours frénétiques. Mais, quand il l'eut recopié soigneusement, dans une large écriture facile à lire, il découvrit l'importance et la fonction des paragraphes et des guillemets dans un manuel de rhétorique glané à la bibliothèque. Il n'avait jamais pensé à ces détails. Il se mit donc en devoir de réécrire son article en se conformant aux préceptes du manuel et en apprit davantage en un jour qu'un écolier moyen en un an.

Martin , c'est LA figure de l'autodidacte. 

Martin Eden avait toujours été dévoré de curiosité. Il voulait savoir. C'était pour cela qu'il avait couru le vaste monde.

Certes, il s'instruit pour "mériter" Ruth et se hisser à son niveau -il croit naïvement que cela suffira pour être accepté dans son milieu...- mais plus fondamentalement, dès qu'il commence à étudier, son incroyable appétence lui ouvre des horizons merveilleux qu'il ne songe plus qu'à investir totalement au prix de grands sacrifices, lui qui est pauvre à lécher les murs.

Le mythe de Pygmalion est ici inversé : pour une fois c'est une femme qui favorise l'accès à la connaissance -bien qu'elle même ne soit pas réellement d'une grande intelligence, au fond, bien trop bourgeoise et convenue pour cela, et ne connaissant rien de la vie, pour le coup...  ( La bourgeoisie est timorée. Elle a peur de la vie. )

Il redevenait de la glaise entre ses mains, aussi désireux d'être modelé par elle qu'elle l'était de le façonner à l'image de son idéal masculin. Et, comme elle lui faisait remarquer l'opportunité du moment, les examens d'entrée au collège commençant le lundi suivant, il déclara sans hésiter qu'il s'y présenterait. 

Bientôt Martin découvre la philosophie évolutionniste et la sociologie , au travers de l'oeuvre d'Herbert Spencer (à l'époque plus connu que Darwin). Il se passionne pour les idées socialistes, veut tout embrasser et s'il renonce à l'étude du latin, ce n'est que par manque de temps ...
Le livre se perd parfois en digressions, débats d'idées, qui certes l'alourdissent mais lui permettent également de s'affranchir des codes du classique roman d'amour. 

Il est clair que Martin est un alter de Jack London , lui-même baroudeur , ayant pratiqué tous les métiers et beaucoup traîné sa bosse avant de découvrir sa vocation littéraire, et devenir un des premiers écrivains "à succès" de son vivant.

Un passage assez hallucinant de réalisme nous raconte quelques mois passés à travailler comme blanchisseur, à un train d'enfer, jusqu'à l'abrutissement total qui vous fait inévitablement tomber dans la boisson :

La boisson n'était que l'effet, ce n'était pas la cause. Elle suivait le travail aussi inévitablement que la nuit suivait le jour. Ce n'était pas en se transformant en bête de somme qu'il atteindrait les cimes, tel était le message que lui murmurait le whiskey.

Car enfin , Martin n'arrive pas à percer. 
Les éditeurs lui renvoient impitoyablement ses manuscrits, ils se ruine en timbres et accumule les refus , retravaillant ses textes , sûr de progresser , sûr aussi de ne pas vouloir lâcher. Il connaitra la faim, le vélo mis au clou , ou pire, son seul bon costume, ce qui l'empêche d'aller diner chez Ruth (double malheur...)

Ce sont des mois et des années de galère, nous finissons comme lui par être harassés, abrutis de fatigue, quand à la page 378... arrive enfin le succès .
Mais pour Martin , qui a connu des revers dans sa relation avec Ruth, c'est trop tard. Il subit un effondrement subit, malgré l'argent qui coule enfin à flots, et la reconnaissance tant attendue. 

Martin Eden , c'est le récit d'un homme qui s'enfante tout seul, qui s'extrait à la force du poignet d'un milieu fruste pour acquérir une VRAIE intelligence , pas un vernis intellectuel qui fait illusion. C'est le récit de la vie comme apprentissage, fondamentalement. 

Martin est un personnage profond , honnête, passionné, parfois partial, avec des marottes, des entêtements magnifiques, et cette volonté, superbe , qui lui permet de passer là où d'autres finiraient par mordre la poussière. 

Bon sang , que je l'ai aimé, ce gars là !

Volontairement je ne vous raconterai pas la fin , de façon à vous laisser une fraîcheur de lecture, je vous dirai juste que je l'ai trouvée magnifique.
Et j'ai compris pourquoi Martin Eden était le livre de chevet d'un ami perdu...

MIOR.


samedi 29 novembre 2014

" Trop de bonheur " d'Alice Munro

Je n'avais encore rien jamais lu d'Alice Munro 

(c'est fou le nombre le nombre d'auteurs connus dont on a encore-jamais-rien-lu quand on est pourtant perçue comme une personne lisant tout le temps...) 



Je n'ignorais pas qu'elle avait été couronnée du prix Nobel de littérature en 2013, première Canadienne et treizième femme récipiendaire, au moment même où elle songeait sérieusement à prendre sa retraite (j'ai lu quelque part cette phrase amusante qu'elle aurait dite : "Philip Roth l'a fait et il a l'air heureux maintenant" ...) 

C'était surtout la première fois que le Nobel de littérature était décerné à un auteur de nouvelles.
Ce genre reconnu, mais terriblement casse-gueule. 
Ce format dans lequel on peut facilement se sentir frustré : soit on a aimé les personnages et on aurait préféré passer quatre cent pages avec eux, soit trente c'est déjà trop . 
La nouvelle est souvent "à chute" -de ce point de vue là, ça passe où ça casse- et semble un genre virtuose où l'auteur -et partant, son lecteur- est toujours sur le fil.

Eh bien je peux vous dire que les Suédois ne se sont pas trompés et que Mme Munro est une grande prêtresse...

"Trop de bonheur" (titre dont l'ironie saute aux oreilles) est son douzième recueil de nouvelles : dix titres, calibrés entre trente et cinquante pages, d'une redoutable efficacité narrative et avec construction d'univers variés. 

Certes, ce sont souvent des femmes qui parlent, ou dont le narrateur extérieur explore la psyché, mais pas que ... Il serait trop facile de cantonner Alice Munro aux "desperate housewifes" de la petite classe moyenne nord-américaine, son oeuvre va bien au delà : quête d'identité, jeux plus ou moins malsains de prise de pouvoir (dans l'enfance par exemple) , tourments et non-dits de la vie familiale, enchaînements hasardeux de la vie... 

Dit comme cela, ça a l'air très noir, et pourtant : 
dans la première nouvelle du recueil qui gifle littéralement le lecteur, il est question de résilience, alors que rien ne le laissait espérer à première vue. 
Dans une autre un vieux couple fatigué de tant d'années de vie commune retrouve du contact à travers un incident minime et sans signification particulière. 
Une autre évoque les tentations sentimentales et charnelles d'un homme à l'article de la mort qui fera finalement le choix de la fidélité à sa femme.
Et je ne suis pas prêt d'oublier la nouvelle "Trous-Profonds" , à mes yeux une prouesse de vingt pages sur l'éducation d'un fils, et ce qu'elle peut -ou pas- favoriser.

C'est extrêmement subtil , parfois un peu elliptique, ce qui rajoute beaucoup de profondeur au récit. On parle ici d'ambivalence et de choses très enfouies. 
 Cela m'a fait penser à Henry James parfois , en ce sens que les "héros" des nouvelles semblent ignorer leur moi profond qui va se révéler à travers une péripétie de l'existence. On se doute qu'ils retourneront ensuite modestement à leurs introversions ordinaires. 

Si quelqu'un a écrit que "la conclusion chez Munro est un genre en soi" , je dois dire que j'ai été éblouie par son art du premier paragraphe. Un tel talent pour vous mettre en appétit !
Exemples :

FICTION 
Son moment préféré en hiver était celui du retour en voiture, à la fin de sa journée de prof de musique à l'école de Rough River. L'obscurité était déjà tombée et il neigeait parfois dans les rues hautes, alors que c'était la pluie qui fouettait la voiture sur la route côtière. Joyce traversait toute la ville pour pénétrer dans la forêt, une vraie forêt de grands pins Douglas et de cèdres, mais où les gens vivaient tous les trois ou quatre cents mètres environ. Il y avait des maraîchers, quelques éleveurs de moutons ou de chevaux pour l'équitation et il y avait des artisans comme Jon - il restaurait et fabriquait du mobilier.

DES FEMMES 
Il m'arrive d'être effarée de penser que je suis si vieille. Je me rappelle le temps où les rues de ma ville étaient arrosées en été pour faire tomber la poussière et où les jeunes femmes portaient des tournures et des crinolines qui tenaient debout toutes seules et où on n'avait guère de recours contre la polio et la leucémie, entre autres. Quand on attrapait la polio, on s'en remettait parfois, avec ou sans séquelles, mais atteint d'une leucémie, on s'alitait, et après quelques semaines ou quelques mois de déclin dans une atmosphère tragique, on mourait.

JEU D'ENFANT
J'imagine qu'on en a parlé chez nous, après coup.
Comme c'est triste , c'est affreux . (Ma mère.)

C'est un défaut de surveillance qui n'aurait jamais dû se produire.
Où étaient les monitrices ? (Mon père.)


TROUS-PROFONDS 
Sally  mit dans le panier les oeufs mimosa. Elle détestait en emporter pour les pique-niques parce qu'ils faisaient des saletés partout.

Et dans la dernière, qui donne son titre au recueil : 

(...) Elle était en train d'apprendre, bien tard, ce que tant de gens autour d'elle savaient apparemment depuis l'enfance -que la vie peut être parfaitement satisfaisante sans grands accomplissements . Qu'elle peut déborder d'activités qui ne vous épuisent pas jusqu'aux moelles. Acquérir le nécessaire pour une existence confortablement nantie puis entreprendre une vie mondaine et publique pleine de distractions vous évitait totalement l'ennui et l'inaction, tout en vous donnant le sentiment d'avoir en définitive fait plaisir à tout le monde. Toute souffrance était inutile.

(...)  "Rappelle-toi toujours qu'en sortant de la pièce, un homme y abandonne tout ce qui s'y trouve, lui a dit son amie Marie Mendelson. Quand une femme en sort, elle emporte avec elle tout ce qui s'est passé dans cette pièce. "

Pas de chute . Ou plutôt si ? 

MIOR   
 

Je suis heureuse de participer au Mois de la Nouvelle chez Flo ICI avec ce billet ;-)