Il est clair que ce bouquin n'intéressera que les fans absolus de la grande dame des lettres anglaises... et il y en a ;-)
"Ma vie avec Virginia" est une sélection, par Micha Venaille, d'extraits de l'autobiographie en cinq volumes de Leonard Woolf.
Anticolonialiste convaincu après quelques années de poste à Ceylan, secrétaire du parti travailliste, essayiste, éditeur, juif athée assumé, féministe, Leonard Woolf fut aussi beaucoup l'époux de Virginia, qu'il a aimé et protégée durant leurs presque trente ans de vie commune :
Dès qu'elle se montrait insouciante, heureuse, détendue, excitée, son visage s'éclairait, et apparaissait alors une beauté éthérée extrêmement intense. Elle était belle également lorsqu'elle se concentrait et se mettait à lire ou à penser. Son expression, la forme même de son visage, changeaient avec une rapidité inouïe dès que se faisaient sentir une tension, un souci, une inquiétude. Et là encore, elle était superbe, mais son anxiété et sa souffrance rendaient sa beauté douloureuse à observer.
En fait, elle est la seule personne que j'ai connue intimement et dont je peux dire qu'elle méritait l'appellation de génie. C'est un mot fort qui signifie que le fonctionnement de l'esprit de ces personnes est fondamentalement différent de celui des personnes ordinaires ou normales -et même des extraordinaires. (p.38)
C'est en vivant dans la maison de Virginia, Brunswick Square, et en particulier dans les mois précédant notre mariage, que je fus pour la première fois conscient du fait que la menace d'une dépression ou d'une maladie mentale pesait constamment sur elle. (p.50)
J'ai déjà écrit qu'on associe souvent le génie à la folie. Eh bien, je suis certain que le génie de Virginia était en lien avec avec cette instabilité mentale. La créativité, l'inventivité qu'on trouve dans ses romans, sa capacité à décoller au-dessus du niveau d'une conversation ordinaire, les hallucinations, tout cela provenait du même endroit dans son cerveau. Elle butait, faisait des faux pas, cherchait sa voix, il lui fallait aussi écouter les voix venues d'ailleurs. C'était cela au fond, le destin tragique de ce génie. (p.54)
C'est d'ailleurs avec une visée quasi thérapeutique que Leonard se lance avec Virginia dans l'aventure de la Hogarth Press , l'achat de tout le matériel d'imprimerie, presque fortuit, mais avec une idée derrière la tête :
J'avais pensé qu'une autre "occupation", manuelle, très concrète, lui permettrait de respirer différemment. Nous avions toujours été intéressés par l'imprimerie, il nous arrivait d'évoquer cette possibilité, je trouvais que ce serait une piste intéressante. (p.76)
...ce qui leur permet d'éditer tout Sigmund Freud, dont ils comprennent immédiatement la portée de l'oeuvre, en Angleterre.
...le jour où une deuxième pomme a été arrachée à l'arbre de la connaissance par Sigmund Freud...
L'édition deviendra une part importante de leur vie et de leur activité, leur profond compagnonnage trouvant aussi à s'exprimer là.
Vita Sackville-West , très belle, éblouissante, aristocratique, noble, presque arrogante, traverse rapidement l'ouvrage, à grandes enjambées.
Ainsi que Katherine Mansfield, gaie, amorale, cynique, audacieuse, pleine d'esprit.
La seule dont Virginia s'avouait jalouse. Surprise...
Si Virginia est décrite comme ne dédaignant pas les plaisirs de la mondanité, elle est également concernée par le monde tel qu'il va, la dernière personne à ignorer les menaces qui pesaient sur nous. Elle qui a connu une longue période dépressive de 1913 à 1915, va se retrouver à nouveau déséquilibrée durant la seconde guerre mondiale, et Leonard ne pourra pas la protéger d'elle-même.
La simplicité et l'honnêteté de Leonard devant ce qui fut leur fardeau commun est extrêmement touchante. Comme le dit son neveu dans la postface, on ne pourrait pas parler de Virginia Woolf si Leonard n'avait pas existé. Car elle n'aurait pas vécu assez longtemps pour écrire ses chefs d'oeuvre.
MIOR.