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mercredi 19 octobre 2016

" Ma vie avec Virginia " de Leonard Woolf

Afficher l'image d'origineLes Belles Lettres, 149 pages, 13 euros.
















Il est clair que ce bouquin n'intéressera que les fans absolus de la grande dame des lettres anglaises... et il y en a ;-)

"Ma vie avec Virginia" est une sélection, par Micha Venaille, d'extraits de l'autobiographie en cinq volumes de Leonard Woolf. 
Anticolonialiste convaincu après quelques années de poste à Ceylan, secrétaire du parti travailliste, essayiste, éditeur, juif athée assumé, féministe, Leonard Woolf fut aussi beaucoup l'époux de Virginia, qu'il a aimé et protégée durant leurs presque trente ans de vie commune :

Dès qu'elle se montrait insouciante, heureuse, détendue, excitée, son visage s'éclairait, et apparaissait alors une beauté éthérée extrêmement intense. Elle était belle également lorsqu'elle se concentrait et se mettait à lire ou à penser. Son expression, la forme même de son visage, changeaient avec une rapidité inouïe dès que se faisaient sentir une tension, un souci, une inquiétude. Et là encore, elle était superbe, mais son anxiété et sa souffrance rendaient sa beauté douloureuse à observer.
En fait, elle est la seule personne que j'ai connue intimement et dont je peux dire qu'elle méritait l'appellation de génie. C'est un mot fort qui signifie que le fonctionnement de l'esprit de ces personnes est fondamentalement différent de celui des personnes ordinaires ou normales -et même des extraordinaires. (p.38)


C'est en vivant dans la maison de Virginia, Brunswick Square, et en particulier dans les mois précédant notre mariage, que je fus pour la première fois conscient du fait que la menace d'une dépression ou d'une maladie mentale pesait constamment sur elle. (p.50)

J'ai déjà écrit qu'on associe souvent le génie à la folie. Eh bien, je suis certain que le génie de Virginia était en lien avec avec cette instabilité mentale. La créativité, l'inventivité qu'on trouve dans ses romans, sa capacité à décoller au-dessus du niveau d'une conversation ordinaire, les hallucinations, tout cela provenait du même endroit dans son cerveau. Elle butait, faisait des faux pas, cherchait sa voix, il lui fallait aussi écouter les voix venues d'ailleurs. C'était cela au fond, le destin tragique de ce génie. (p.54)

C'est d'ailleurs avec une visée quasi thérapeutique que Leonard se lance avec Virginia dans l'aventure de la Hogarth Press , l'achat de tout le matériel d'imprimerie, presque fortuit, mais avec une idée derrière la tête :

J'avais pensé qu'une autre "occupation", manuelle, très concrète, lui permettrait de respirer différemment. Nous avions toujours été intéressés par l'imprimerie, il nous arrivait d'évoquer cette possibilité, je trouvais que ce serait une piste intéressante. (p.76)

...ce qui leur permet d'éditer tout Sigmund Freud, dont ils comprennent immédiatement la portée de l'oeuvre, en Angleterre.
...le jour où une deuxième pomme a été arrachée à l'arbre de la connaissance par Sigmund Freud...

L'édition deviendra une part importante de leur vie et de leur activité, leur profond compagnonnage trouvant aussi à s'exprimer là.

Vita Sackville-West , très belle, éblouissante, aristocratique, noble, presque arrogante, traverse rapidement l'ouvrage, à grandes enjambées.
Ainsi que Katherine Mansfield, gaie, amorale, cynique, audacieuse, pleine d'esprit. 
La seule dont Virginia s'avouait jalouse. Surprise...

Si Virginia est décrite comme ne dédaignant pas les plaisirs de la mondanité, elle est également concernée par le monde tel qu'il va, la dernière personne à ignorer les menaces qui pesaient sur nous. Elle qui a connu une longue période dépressive de 1913 à 1915, va se retrouver à nouveau déséquilibrée durant  la seconde guerre mondiale, et Leonard ne pourra pas la protéger d'elle-même. 

La simplicité et l'honnêteté de Leonard devant ce qui fut leur fardeau commun est extrêmement touchante. Comme le dit son neveu dans la postface, on ne pourrait pas parler de Virginia Woolf si Leonard n'avait pas existé. Car elle n'aurait pas vécu assez longtemps pour écrire ses chefs d'oeuvre.

MIOR.




samedi 13 février 2016

" L'intérêt de l'enfant " de Ian McEwan

Il est comment le dernier MacEwan? 
Bien, très bien.

Un bouquin de MacEwan, c'est comme un vêtement de bonne facture : le matériau est noble, la coupe est tellement impeccable qu'elle se fait oublier, et, in fine, tout ce qu'on voit c'est que ça tombe bien. 
Il n'y a peut-être pas de quoi gloser des heures, car ça ne veut pas révolutionner la mode, c'est confortable et de (très) bon goût. 
Cela vous dit déjà si vous avez envie d'y aller... ou pas ;-)

Afficher l'image d'origineFiona Maye -qui est de la même décennie que moi, oh my God- est à Londres Juge aux affaires familiales. Alors que son mariage traverse une crise (qu'elle n'a pas vue venir, ce qui au fond est peut-être ce qui la dérange le plus, habituée qu'elle est à maîtriser son mode de vie et ses affects) elle est amenée à traiter des dossiers particulièrement délicats. Elle manquera peut-être de lucidité face à un jeune homme de dix-sept ans qui, témoin de Jéhovah, refuse toute transfusion dans le traitement de la leucémie qui l'accable. Aura-t-elle raison gardé, et pensé à l'intérêt supérieur de l'enfant en toute circonstance ?

Plus d'une demi-douzaine de cartons d'invitation imprimés en relief trônaient sur une table en noyer ciré, dans l'entrée de l'appartement de Gray's Inn Square. Les collèges d'avocats, les universités, des organisations caritatives, diverses sociétés royales, des amis en vue qui priaient Jack et Fiona Maye, eux-mêmes transformés par les ans en une institution miniature, de bien vouloir apparaître en public dans leurs plus beaux vêtements, apporter leur soutien, manger, boire et parler, et rentrer chez eux avant minuit.

Elle avait l'ignorance et le dédain des Londoniens du nord pour la prolifération miteuse de Londres au sud du fleuve. Pas de station de métro pour donner sens et cohérence à cette jungle de villages dévorés depuis longtemps par des magasins tristes, des garages douteux qui alternaient avec des maisons édouardiennes poussiéreuses et des immeubles d'habitation au style brutaliste des années cinquante, repaires attitrés des gangs de dealers. Perdus dans des préoccupations qui lui étaient étrangères, les gens sur les trottoirs appartenaient à une autre ville, très lointaine, pas la sienne.Comment aurait-elle su que le taxi traversait Clapham Junction sans l'enseigne comique, aux tons passés, d'un magasin d'appareils électriques à la façade obturée par des planches. Pourquoi faire sa vie en ce lieu ? Elle reconnut chez elle les signes d'une misanthropie envahissante et s'obligea à revenir à sa mission. Elle se rendait au chevet d'un jeune homme gravement malade .

Belles pages sur la pratique de la musique, qui est le hobby de la dame. 
Laquelle lady j'ai bien aimée.
Sans nul doute, solide documentation préliminaire. 

Parfait si vous êtes plutôt Burberry que Jean-Paul Gaultier ;-)

MIOR.  

L'avis de Laure de Micmélo


...et une contribution chez l'amie Martine :-)

dimanche 31 janvier 2016

" Avril enchanté " d'Elizabeth Von Arnim

Tout commença dans un club féminin de Londres, une après-midi de février -le club était inconfortable, l'après-midi morose- lorsque Mrs Wilkins, qui était descendue de Hampstead pour faire des courses et venait de finir son déjeuner, ouvrit le Times et tomba sur la petite annonce suivante :
   A tous ceux qui aiment les glycines et le soleil.Italie. Mois d'Avril. Particulier loue petit château médiéval meublé bord   Méditerranée. Domesticité fournie. Répondre au Times sous la référence Z1000

 Avril enchanté

Si comme moi, l'eau vous monte à la bouche en lisant ces premières lignes, vous aurez peut-être envie de découvrir Elizabeth Von Arnim, cousine de Katherine Mansfield , née en 1866 en Australie, élevée à Londres, ayant longtemps vécu à Berlin et en Poméranie auprès de son premier époux, auteur d'un grand succès de librairie  "Elizabeth et son jardin allemand" qui sera suivi de vingt et un romans ; la belle a ensuite une liaison tapageuse avec H.G.Wells,  contracte un second mariage qui semblerait n'avoir été guère heureux, vit un peu en France , en Suisse aussi, meurt aux Etats-Unis ...et est classée auteur anglaise, de part sa langue d'écriture
Ca vous a un petit côté "chez les heureux du monde" , tout de suite , là, non ?...

Las, le sens de l'humour peut se rassir et les situations se dater irrémédiablement ; si le départ de trois jeunes femmes et d'une douairière pour une Italie de rêve donne souvent à sourire en effet, une fin digne d'une opérette m'a franchement gâté le plaisir. Rétrospectivement.

Si deux de ces dames fuient des mariages devenus pathétiquement ternes, une autre cherche un lieu où elle pourrait se reposer de sa vie mondaine (si si) la quatrième vient chauffer ses rhumatismes au soleil à peu de frais ; sous l'influence du bon soleil italien et d'une dose de dépaysement jusque là inconnu, tous vont se métamorphoser, l'acariâtre devenir bonne, la jolie-mais-qui-ne-rêve-que-de-tranquillité (re)tomber amoureuse, et les deux épouses ...rappeler leurs maris, dont les écailles tombent des yeux afin qu'ils découvrent comme elles sont délicieuses ces petites dames ...
Whouff, comment dire, ce genre de happy end il faut savoir l'amener ! Bon, il me faudrait une option B, là, pour la fin, Elizabeth, retravaillez moi ça et enlevez moi une cinquantaine de pages au passage, voulez vous ?

Tout n'est pas à jeter, loin de là, mais dans le genre anglais, léger et légèrement iconoclaste on a fait beaucoup mieux je pense (oui, je pense par exemple à "Toute passion abolie" de Vita Sackville-West ;-)

Le premier personnage du roman, c'est bien le jardin , lui est toujours authentique et convaincant; on hume de délicieux parfums, on se promène paresseusement, on s'écroule dans une chaise longue sous l'ombre d'un canisse, on fait provision de soleil... 
Ce livre peut de ce point de vue remplacer avantageusement une cure de vitamine D , pensez y :-)

Extraits : 
Les observations de Mrs Wilkins avaient été très mal reçues par Mrs Fisher. Chaque fois que cette femme ouvrait la bouche c'était pour dire quelque chose qu'il eut mieux valu garder sous silence. Dans le cercle que fréquentait Mrs Fisher on n'évoquait pas son mari à tout propos. Autour de 1880, sa grande époque, les maris étaient pris très au sérieux -il n'existait pas d'autre remède contre le péché. Des lits non plus on ne parlait, quand vraiment on ne pouvait l'éviter, qu'avec un luxe de précautions oratoires. En tout cas jamais on ne se serait permis de faire apparaître dans une même phrase un lit et un mari.

...A cette pensée elle s'était sentie esseulée. Elle désirait passionnément être seule, mais redoutait l'esseulement plus que tout. A aucun prix elle ne voulait plus sentir en elle cette douleur, cette brûlure de la solitude qui l'avait toujours poussée à courir les réceptions, les soirées. Et depuis quelque temps, même les soirées les plus mondaines semblaient ne plus offrir qu'une mince protection contre le mal qui la rongeait. Etait-il possible que la solitude ne fût pas le fruit des circonstances, mais d'une disposition intérieure ?  

...elle était seule comme tous ceux qui, ayant épuisé le temps qui leur avait été imparti sur terre, ne sont plus là qu'en surnombre, seule comme une vieille femme sans enfants ni amis. Il semblait que les mortels ne pouvaient être heureux que par deux, par paires -n'importe quelle paire, pas nécessairement des paires d'amants mais des paires d'amis, de mères et d'enfants, de frères et de soeurs- , et Mrs Fisher n'avait évidemment pas de quoi composer une paire de quoi que ce fût.

En général , tout le monde adore, la dernière qui l'a dit c'était Athalie 

MIOR. 

 

mercredi 29 juillet 2015

Correspondance Vita Sackville-West / Virginia Woolf

En m'embarquant au printemps 2015 dans un voyage dans l'oeuvre de ces deux grandes Ladies des lettres anglaises, je me doutais qu'il serait au long cours...


Après avoir lu Orlando et Le voyage au phare mais aussi Dark Island (oui, je sais, je l'ai éreinté, so what ?) et Toute passion abolie , je viens maintenant de passer plusieurs semaines avec Virginia Woolf et Vita Sackville-West grâce à leur correspondance : délicieuse les trois quarts du temps, fastidieuse par moments puisqu'il s'agit non d'une sélection mais de la quasi-totalité des lettres de Vita et d'environ la moitié de celles de Virginia en réponse (cent soixante-quinze sur quatre cents ou presque).



Dix-huit ans de correspondance (1923-1941) entre deux grandes plumitives, ce sont donc 600 pages dans cette édition au Livre de Poche précédées une longue et excellente introduction. 
C'est découvrir la valeur, dans la vie de chacune, de cette amitié amoureuse, de cette très grande amitié qui survécut à la passion ; c'est se régaler des missives de Vita, épistolière de génie, grande lady aux extravagances pleines de superbe, et savourer la finesse de celles de Virginia.

Tout le génie de Vita est dans sa vie, pourrait-on dire, et celui de Virginia dans son oeuvre ; toutes deux en sont conscientes et sont fascinées par cette différence qui les attire et les nourrit. L'admiration littéraire de Vita est sans limite et fréquemment exprimée ; Virginia , elle, partage -un peu- les affres de la création :

J'ai l'intention de mener une vie de blaireau, nocturne, secrète, pas de dîners en ville, ni de cavalcades à droite et à gauche, non, la solitude dans mon terrier à l'arrière de la maison (sept.1925)

Je compare mon écriture d'analphabète à la vôtre, si savante, et je rougis de honte (déc.1925)

Le style est quelque chose de très simple ; tout est dans le rythme (...) Or c'est quelque chose de très profond, la nature du rythme, et cela va beaucoup plus loin que les mots. Un spectacle, une émotion, provoquent une vague dans l'esprit bien avant qu'ils n'aient créé des mots pour s'y adapter (mars 1926)

...Quand je te lis, j'ai le sentiment que personne n'a écrit en prose anglaise avant toi (juin 1926) 

Terminant "To the lighthouse" : s'il est bon ou mauvais, qu'en sais-je : je suis hébétée, je m'ennuie, je suis lasse à en mourir : je m'évertue à supprimer des virgules et à mettre à la place des points-virgules dans un état de désespoir marmoréen. Je suppose qu'il doit y avoir quelque part un demi-paragraphe qui vaut la peine d'être lu: mais j'en doute. (fév.1927)

Lisant "To the lighthouse " : ...je suis éblouie et ensorcelée. Comment as-tu fait ? Comment as-tu pu marcher sur cette lame de rasoir sans tomber ? (...) Ma chérie, tu m'effraies. Je suis effrayée par ta pénétration et ta grâce et ton génie. Le dîner est peut-être la partie que j'aime le mieux. Et puis la maison désertée et le passage du temps , qui a dû te donner tant de mal à mettre en place et où tu as réussi si parfaitement. (...) Ma chérie quel beau livre ! (...) Bien sûr c'est complètement ridicule d'appeler ce livre un roman (mai 1927) 

Le dîner est ce que j'ai écrit de mieux de toute ma vie : il justifie, selon moi, à lui tout seul mes défauts d'écrivain : Cette satanée "méthode" (...) Je ne sais si je ressemble à Mrs Ramsay : étant donné que ma mère est morte alors que j'avais 13 ans , probablement est-ce là une vision d'elle marquée par l'enfance : mais j'éprouve une espèce de délice sentimental à me dire qu'elle te plaît. Elle m'a hantée : mais mon père, ce vieux scélérat, me hantait aussi. (mai 1927)

Je n'ai pas écrit une ligne depuis que je suis ici. C'est vraiment dramatique. Je ne pense pas que je sois le moins du monde écrivain, -non, pas même journaliste. Si je l'étais, j'aurais au moins pondu une douzaine d'articles. (à Téhéran, fév.1927)

ORLANDO EST FINI !!! (...) au moment où j'en sors , à quoi vraiment ressembles-tu ? Existes-tu ? T'ai-je entièrement inventée ?... (mars 1928)

Pourquoi faut-il que tu te montres si timide et si bouffie d'orgueil, les deux à la fois, à propos de ce roman que tu écris ? (...) Je t'en prie, écris ton roman et tu pénétreras alors dans le monde irréel où vit Virginia -incapable qu'elle est maintenant, la pauvre, de vivre n'importe où ailleurs... (août 1928)

Correspondance, 1923-1941


A leur rencontre en décembre 1922, Virginia a quarante ans , Vita dix de moins. 
Virginia a publié trois romans et a atteint une certaine notoriété, sans obtenir de succès commercial. Alors que , paradoxalement, Vita est un auteur à la réputation bien assise, ayant publié poésie et fiction. 
Vita, lesbienne assumée, est mariée à un homme pour qui elle a la plus belle amitié (et avec qui elle a deux garçons). Voici comment elle lui narre la rencontre...et ses conséquences :
"j'adore tout simplement Virginia, et vous feriez de même. Vous seriez totalement désarmé devant son charme et sa personnalité (...) Tout d'abord on pense qu'elle a un visage assez quelconque, et puis une manière de beauté spirituelle s'impose à vous, et l'on découvre une fascination à la contempler... (...)Je me suis rarement entichée de quelqu'un aussi fortement, et je pense qu'elle a de la sympathie pour moi. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'elle m'a invitée à aller à Richmond, où elle habite. Chéri, me voici amoureuse." 
!!!

Si tu savais ce que tu représentes pour moi, tu serais sûrement contente (en voyage vers la Perse, mars 1926)

Viens, je t'en prie, me baigner de sérénité une fois de plus. Oui, j'ai été entièrement, intégralement, heureuse...(déc.1926)

Oh bon sang, Virginia, que ne donnerais-je pas pour t'aimer moins. Mais non ; ce n'est pas vrai. Je suis heureuse de t'aimer. Je ne sais quoi te dire , si ce n'est que ça m'a arraché le coeur de te dire adieu -je suis pleine de reconnaissance pour la journée que nous avons passée hier -un réel cadeau des dieux- (au départ pour son deuxième séjour en Perse, janvier 1927)

Comme je suis heureuse que tu existes ! (fév.1927)

Eh bien, il m'est arrivé de voir je ne sais plus où une petite boule bondissant et rebondissant sur le jet d'eau d'une fontaine : la fontaine c'est toi; la boule moi. Tu es la seule personne à me donner ce genre de sensation. Physiquement, ça me stimule, et en même temps ça me repose... (oct.1928)

Il est certain que Virginia est fascinée par l'extrême vita-lité de son amie (c'est un jeu de mot qu'elle fait elle-même quelque part) et que Vita la rassure également par une attitude très protectrice. Mais je me suis fait la réflexion qu'on ne "sent" pas le déséquilibre psychique de VW à travers la correspondance ; des fatigues, des migraines sont concédées, des grippes et des périodes de découragement littéraire parfois ... c'est bien Vita qui emploie le plus souvent l'adjectif "déprimée", paradoxalement.

Leur attachement survit aux frasques de Vita , grande séductrice incapable de résister à une tentation... 
Leur amitié est également possible grâce à l'estime et la considération qu'elles nourrissent pour leurs époux respectifs. Leonard Woolf est l'éditeur de certains opus de Vita avec la Hogarth Press qu'il tient avec sa femme. Harold Nicholson est lui un homme capable d'écrire à Virginia : " Vous n'aurez jamais à vous inquiéter à mon sujet car je n'aurai jamais d'autre désir que celui de voir Vita mener une existence aussi riche et aussi sincère que possible. Je hais la jalousie au même titre que je hais toute forme de maladie" 
...
Vita suit donc ce magnanime époux dans ses missions diplomatiques, à une époque où le voyage est encore toute une aventure ; elle rédige des pages sublimes et drôles :

A notre retour de Louxor au Caire notre train a pris feu; le wagon-restaurant flambait allègrement derrière nous comme la queue d'une comète . Personne ne semblait s'en soucier, hormis mon beau Bédouin qui s'attardait, par besoin de réconfort, près de la porte de mon compartiment jusqu'au moment où, poussée par un réflexe de légitime défense, je suis allée me coucher  (...)

Ma Virginia chérie 
J'ai le sentiment que j'aimerais t'écrire une longue lettre. Une lettre sans fin. Des pages et des pages. Mais il y a trop à dire. Trop d'émotions, et aussi trop d'Egypte, et trop de surexcitation. Et sincèrement, tout se réduit à cette vérité parfaitement simple que je voudrais que tu sois là (...)
Le reste du temps je lis Proust. Comme personne à bord n'a jamais entendu parler de Proust, mais possède assez de français pour pouvoir traduire le titre, on me regarde plutôt de travers à cause des nombreux volumes de Sodome et Gomorrhe qui jonchent les ponts .
Mais pourquoi a-t-il mis 10 pages à écrire ce qu'il aurait pu dire en 10 mots ? 

Aujourd'hui se trouvant être l'anniversaire du Shah, (bien que la rumeur prétende qu'il ne connaît ni le jour de sa naissance ni son âge, étant de basse extraction,) le ministère des Affaires étrangères a donné hier soir un dîner en son honneur (...) Harold en uniforme, à broderies d'or, une petite épée entre les jambes; Vita moqueuse mais parée d'émeraudes (...) Les bottes des sentinelles sont toutes boueuses; à peu près tout, ici, est vraiment de la pacotille. Soixante-dix personnes à table : la porcelaine n'est pas assortie, -il en manque trop pour que ça suffise aux besoins, -les ministres persans ont revêtu leurs habits d'apparat : de vieilles robes de chambre crasseuses en cachemire, avec des chemises de soirée sans col (mars 1926)

Il s'agit bien du Shah d'Iran que nous avons connu ! (Reza Pahlevi) que Vita décrira dans "Passenger to Teheran" sous les traits d' "un cavalier cosaque à la mine renfrognée, avec un grand nez, des cheveux poivre et sel et une mâchoire de brute" 

Tenir une correspondance Perse/Angleterre n'est pourtant pas chose aisée, à l'époque :
... je me languis de Virginia et pour aggraver encore la situation, (1) le courrier de Russie a perdu la boussole depuis maintenant deux semaine, et (2) la valise, qui aurait dû arriver hier, a manqué l'aéroplane et ne sera pas ici avant au moins quinze jours. Ce qui veut dire que je n'ai eu aucune lettre. Que je ne saurai pas avant des siècles si, oui ou non tu vas en Grèce. Que je ne saurai même pas si, oui ou non tu m'as oubliée. Que je ne saurai pas si tu vas bien. Tout cela est infernal. 



En Janvier 1928, le père de Vita décède. Etant femme , elle ne peut hériter de Knole, où elle est née, fief de sa famille depuis des siècles, fantasmé par Virginia comme ce château aux 365 chambres , dans "Orlando" ! 
Le château et le titre reviennent à son oncle Charles... eh oui, il n'y a pas que dans une célèbre série ... 
Vita et Harold achèteront plus tard Sissinghurst -sans aucune commune mesure avec Knole...- qu'elle aménagera à son goût, avec entre autres des jardins qui sont considérés parmi les plus beaux d'Angleterre. Elle mènera progressivement une existence moins mondaine.



En 1931, Harold qui a quitté la diplomatie fait un essai politique désastreux en adhérant au nouveau parti d'Oswald Mosley... qu'il quitte un an plus tard, ralliant ensuite les travaillistes. Il est appelé par Churchill au gouvernement durant la guerre.
En 1938, la Hogarth Press publie les oeuvres de Sigmund Freud, que Virginia rencontre en personne en janvier 39, alors qu'il se réfugie de Vienne à Londres.

La fin de la correspondance se trouve terriblement assombrie par la menace de la guerre, puis sa réalité, dès le 3 septembre 1939. Les maisons respectives de Vita et de Virginia se trouvent sur la ligne de front, les combats aériens se déroulent quasiment au-dessus de leurs têtes. La possibilité d'une invasion par l'Allemagne de l'Angleterre du sud parait suffisamment sérieuse pour que le frère de Virginia, le Dr Adrian Stephen, procure aux époux Woolf deux doses mortelles de morphine à utiliser en cas de débarquement...
Vita envoie à Virginia des produits de sa ferme ; à cause des restrictions d'essence, les visites sont difficiles à organiser. Ce qui sera la dernière rencontre a lieu le 17 Février 1941, et le 28 Mars Virginia se noie dans les eaux de l'Ouse, des pierres dans les poches...




Vita écrit à Harold :

Je viens de subir le plus affreux des chocs: Virginia s'est donné la mort (...) Leonard dit qu'elle n'était pas bien depuis quelques semaines déjà, et qu'elle vivait dans la terreur de devenir folle de nouveau (...) Je continue à penser que j'aurais pu la sauver si seulement j'avais été sur place et si j'avais pu savoir l'état d'esprit vers lequel elle évoluait .

Vita avait peut-être raison...



MIOR.

Chroniqué aussi par Dominique , Cachou  (très déçue), Barbieturix, mais encore sur Slate




dimanche 12 juillet 2015

" Dark Island " de Vita Sackville-West

Arghl, c'est un triste moment celui de venir faire un billet sur une grosse déception...

J'avais découvert Vita Sackville-West au printemps avec Toute passion abolie , petit merveille de délicatesse ET d'humour anglais persifleur. Un régal .

Je me réjouissais donc de me plonger dans cet opus traînant depuis trop longtemps sur mon étagère, remis en avant par les réjouissances anglaises de Juin et plus encore.
Las... quelle ne fut pas ma déception ( à la hauteur de mes Great Expectations , of course...)

"Lorsque Venn propose à Shirin de l'épouser, il ne l'a vue qu'une fois, une décennie plus tôt. Elle avait seize ans. C'était à Port-Breton, où Shirin allait en vacances.
De la côte, elle pouvait contempler la petite île de Storn, qui la fascinait - elle lui vouait même un culte secret. 
Mais jamais elle n'avait imaginé s'y rendre, jusqu'à sa rencontre avec l'héritier de Storn : Venn Le Breton, qui l'emmena découvrir l'île. 
Dix ans plus tard, Venn ignore que c'est de Storn dont Shirin est tombée amoureuse. 
Devenu son mari, il fera tout pour la plier à sa domination perverse et repousser Cristina, l'amie intime de Shirin venue partager leur huis clos au château de Storn..."



Sur le papier c'est alléchant, n'est ce pas ?
Il y a tout pour construire un récit follement romantique et complexe.
 Et puis le découpage en quatre parties : 16 ans , 26 ans, 36 ans et 46 ans me plaisait beaucoup. 
Prendre une femme à quatre âges de sa vie, voilà un projet littéraire excitant, à mes yeux. 

Hélas, rien ne fonctionne : les situations sont abondamment commentées sans qu'il y ait d'action nous les présentant, les dialogues sont creux et épouvantablement répétitifs, les personnages caricaturaux et leur portrait psychologique sommaire, aucun n'est attachant, tout sonne faux et on s'ennuie à cent sous de l'heure. 

Shirin est belle et froide comme la glace, Cristina fidèle jusqu'à la dévotion sans jamais au fond avoir de vrai dialogue avec cette amie qui la subjugue, point, il faudra se contenter de ça. 
Venn est dit cruel et pervers ( un peu à la manière d'un Heathcliff si cela fonctionnait) mais certaines situations censées le démontrer sont à la limite du ridicule. 
On a en prime une aïeule pour pourrir définitivement l'ambiance . Superfétatoire.

 Le cadre est supposé grandiose (mais jamais décrit !) et follement aimé des deux époux, pour ma part je n'ai jamais réussi à dépasser cette image :
Pas de pages cornées , pas la moindre petite citation à vous proposer...

J'ai cru devenir folle car je suis en parallèle plongée dans la correspondance Vita S.W/Virginia Woolf qui est merveilleuse !!  (billet à venir) 
Vita y est excellente, spirituelle, drôle, d'une plume acérée et pleine de charme...

Evidemment, ma lecture de "Dark Island" souffre de venir tout de suite derrière celle de "la Promenade au Phare"...
C'est un peu comme si VSW s'était essayée au même exercice ...et complètement plantée

Alors je n'écrirai pas comme Virginia dans son Journal (12 Août 1934) :  "Dark Island est très bon " ; non, franchement c'est même très mauvais je crois.

Papillon , quoique plus pondérée , n'est pas loin d'en dire autant ; George aime ...un peu ; et Martine ...beaucoup !

Mais j'aime toujours Vita et retournerai la lire !

MIOR.

C'est avec ce billet :-(  que commence pour moi "A year in England" avec Martine



mardi 23 juin 2015

" Voyage au phare " de Virginia Woolf


Titre original : "To the lighthouse " , traduit le plus souvent par "La promenade au phare".

Ici dans la traduction de Magali Merle pour l'édition  de La Pochotèque (Le Livre de poche)


Je ne suis malheureusement pas capable de lire Virginia Woolf dans le texte...





Il est des textes dans lesquels on entre comme dans une cathédrale. 
Naturellement le silence se fait, on sent la fraîcheur de l'air, on lève le regard pour apprécier la lumière colorée par les vitrails, et quelle que soit ses convictions spirituelles on se sent élevé, emporté vers le haut. 
La parenthèse peut ne durer que quelques minutes, on ressort, on s'ébroue, on retourne vers du trivial ; mais la pause a eu lieu, il s'est passé quelque chose, on a été transporté .
Virginia Woolf -dont je suis loin de connaître tous les textes-  me fait immanquablement cet effet-là. 
Il y a les bouquins et puis il y a la littérature, pas de doute...
Littérature : "ensemble des oeuvres écrites auxquelles on reconnaît une finalité esthétique"

Pas besoin d'une bonne histoire pour cela . Ici , en effet presque rien : une maison de vacances au bord de la mer, une famille, des invités, de nombreux enfants, une mère, centrale dans le dispositif, à qui le plus jeune réclame une expédition au phare voisin. 
Et puis, le temps et la mort qui passent, la maison qui se recroqueville telle une coquille vide, mais qui finira par s'animer de nouveau ? ...

Virginia Woolf commence "To the lighthouse" en 1925. 
Elle transpose sur l'écossaise Ile de Skye ses souvenirs de St Ives, Cornouailles, où la famille Stephen avait ses habitudes. Elle écrit une sorte de tombeau à la mémoire de sa mère, trop tôt perdue ; ici Mrs Ramsay.

Lorsqu'elle interrogeait le miroir, et voyait, à cinquante ans, ses cheveux gris, sa joue creuse, elle se disait qu'elle aurait pu, peut-être, tirer un meilleur parti des choses -de son mari; de l'argent; des livres de son mari. Mais pour sa part , jamais de la vie elle ne regretterait une décision prise, n'éluderait les difficultés; ne se soustrairait aux obligations (...)

On venait la trouver, naturellement, puisqu'elle était femme, toute la journée, tantôt pour ceci et tantôt pour cela; l'un avait besoin de ceci, l'autre de cela; les enfants grandissaient; elle avait souvent l'impression de n'être qu'une éponge imbibée d'émotions humaines (...)

Ah, mais elle n'avait surtout pas envie de voir James tant soit peu grandir, ni Cam non plus. Ces deux-là, elle aurait voulu les garder tels quels, pour toujours, démons d'espièglerie, anges de félicité, ne jamais les voir se transformer en monstres à longues jambes. Une telle perte , rien ne la compensait (...)

Elle avait l'impression d'avoir tout dépassé , d'avoir tout connu, d'avoir tout épuisé , tandis qu'elle servait le potage, comme s'il se trouvait-là un tourbillon, dans lequel on pût être, hors duquel on pût être ; et qu'elle se situât en dehors 

 (...)et, la main sur la porte de la chambre des enfants, elle éprouva cette communauté de sentiments avec autrui que donne l'émotion 

Mais quel magnifique portrait de femme ! ...

Virginia Woolf procède avec de très courts chapitres, tels des vignettes , passant avec fluidité d'un personnage à l'autre. Tandis que la dernière phrase s'enchaîne avec la première du chapitre suivant, tel un kaléidoscope secoué nous passons tour à tour par le flux de conscience de chacun des personnages présents. 
C'est un procédé fascinant et légèrement vertigineux pour le lecteur. 
La complexité et l'ambivalence permanente des émotions , pensées, sentiments éprouvés et retracés ici donnent un peu le tournis. On est dans l'infiniment petit (dans le sens du quasiment indicible). Et pourtant...

Une amie psychiatre me disait qu'elle ne peut pas lire V.Woolf car elle sent entre les lignes la malade en elle ... oui , certes, on est dans le ressassement , l'épluchage du moindre état de conscience et l'hypersensibilité la plus extrême, mais quel talent ! 
A l'heure actuelle , on conseillerait certainement à Mrs Ramsay/ V.Woolf de pratiquer la méditation, de lâcher-prise, de se soigner en un mot ... 
Bien sûr , nous pensons à la fin tragique de l'auteur , au détail terrible des pierres dans les poches au moment de se jeter dans l'Ouse, à la lettre magnifique laissée à Leonard son époux quand nous la lisons...

Je suis réellement pétrifiée d'admiration devant l'oeuvre de Virginia Woolf  et ai hésité à "commettre" un billet ; merci à Keisha ;-) pour son amicale sollicitation.
Lisez aussi le très beau billet de Dominique


MIOR.



Avec ce grand texte ma troisième participation au Mois Anglais


Première participation !




dimanche 14 juin 2015

" Loin de la foule déchaînée " de Thomas Hardy

Première participation !

Le Mois Anglais nous incite à relire des classiques. 
Nous y encourage, devrais-je dire. 
Car il faut bien avouer que se plonger dans un classique , c'est renouer avec la phrase longue, le vocabulaire soutenu, les descriptions, et ici les références bibliques ou mythologiques, bref une nourriture beaucoup plus riche que ce que la plupart des auteurs contemporains nous concoctent.
Point de jugement de valeur mais bien plutôt une comparaison culinaire ;-) les classiques ne font pas dans la nouvelle cuisine, cqfd.

Si la lecture d'un classique me fait souvent envie -et me semble même une piqûre de rappel tout à fait nécessaire- elle représente toutefois un petit effort pour la lectrice que je suis . Ici je suis venue par un chemin détourné car c'est  "Tamara Drewe" , Bd de Posy Simmonds , qui m'avait enchantée et donné envie de connaître le texte dont elle s'était très librement inspirée ; les éditions Sillage en ont fourni en 2011 une nouvelle traduction française et grâce à l'actualité cinématographique une réédition bienvenue vient d'être faite en poche. 


" Loin de la foule déchaînée" est paru pour la première fois en feuilleton dans un journal populaire, tout au long de l'année 1874. Aussi le découpage en très courts chapitres allège et structure la lecture de ces quelques 400 pages. Fort heureusement car c'est très bavard tout de même !  

L'histoire :
dans la campagne anglaise, vers la fin du XIXe siècle, une jeune femme d'une grande beauté et au caractère décidé et parfois fantasque, Bathsheba Everdene, hérite d'une importante exploitation agricole. Contre toute attente, elle décide de gérer seule son domaine et de diriger fermement les travaux de ses nombreux journaliers. 
Elle réussit dans sa nouvelle tâche, bien conseillée par un éleveur ruiné, Gabriel Oak, qu'elle avait jadis éconduit. Celui-ci aime toujours Bathsheba, mais la jeune femme est courtisée par deux autres hommes, le propriétaire terrien voisin William Boldwood et le sergent Troy... 

A propos de Gabriel Oak :
Il était à la période la plus brillante de la croissance masculine, car son intelligence et ses émotions étaient clairement séparées : il avait passé l'âge de l'impulsivité où l'influence de la jeunesse les mélange aveuglément, et il n'était pas encore arrivé à celui des préjugés, où ils sont à nouveau réunis sous l'influence d'une épouse et d'une famille . En bref, il avait vingt-huit ans et était célibataire (...) 
il donnait l'impression d'un homme dont la couleur morale était une sorte de poivre et sel

Quand au fermier Bolwood :
...il ne savait pas lire dans les pensées d'une femme. Le fond de la stratégie érotique semblait consister en attentions subtiles, exprimées de manière trompeuse. Chaque geste, chaque regard, chaque parole et chaque intonation contenait une part de mystère tout à fait distincte de leur importance manifeste, et il n'avait pas pris le temps de chercher à les comprendre jusqu'à présent.

Echange avec le sergent Troy :
- Que regrettez-vous ? 
- Que ma romance soit terminée.
- Toutes les romances s'achèvent avec le mariage.

Eh oui .
Il apparaît que les hommes ordinaires prennent des épouses parce que la possession n'est possible que par le mariage, et que les femmes ordinaires acceptent des maris parce que le mariage est impossible sans possession. Malgré ces desseins totalement différents , la méthode est la même des deux côtés.
Mais encore : 
On a pu faire l'expérience qu'il n'existe pas de voie toute tracée pour sortir de l'amour, contrairement à celle qui permet d'y entrer. D'aucuns voient dans le mariage un raccourci pour y parvenir, mais il n'est pas infaillible

Enfin , Bathsheba elle même :
Bathsheba était d'une nature impulsive, sous ses airs résolus. Véritable Elizabeth par l'esprit et Mary Stuart par l'âme, elle agissait avec une grande témérité, et beaucoup de discrétion. La plupart des ses pensées étaient de parfaits syllogismes ; malheureusement elles restaient toujours à l'état de pensées. Seules quelques une étaient des postulats irrationnels, et malheureusement c'étaient celles qui le plus souvent se transformaient en actes.
Bathsheba aimait X .. comme seules peuvent aimer les femmes indépendantes, quand elles renoncent à leur indépendance. Quand une femme forte rejette sa force avec insouciance, elle est pire qu'une femme faible qui n'a jamais eu de force à rejeter. Une des sources de son malaise était la nouveauté de sa situation. Elle n'avait aucune expérience de ce qu'il convenait de faire. La faiblesse est double quand elle est nouvelle.
(...) Bathsheba ne se rendait pas coupable d'artifices en l'occurrence. Bien qu'elle fut en un sens une femme du monde, son monde était celui de coteries qui ne se cachaient pas, d'un tapis de verdure où le bétail représentait la foule des badauds et le bruit du vent son bourdonnement, où une paisible famille de lapins ou de lièvres vivaient de l'autre côté du mur mitoyen, où votre voisin vous était apparenté et où tous les calculs se rapportaient au jours de marché.

Ce monde rural est vraiment au coeur du livre , avec de splendides descriptions de la campagne anglaise et du mode de vie qui y prévalait alors . Les travaux des champs mobilisent toute la communauté, les aléas climatiques suscitent de nombreuses catastrophes et de belles pages : orages violents , incendies , inondations, tout y passe, et semble symboliser les émotions dévorantes des quatre protagonistes principaux.
Beaucoup de dialogues émaillent le texte. Il sont d'intérêt inégal à mes yeux, et souffrent peut-être parfois de la traduction qui semble les alourdir (beaucoup de scènes "pittoresques", plus ou moins réussies)

Ce qui m'a enchantée : 
l'humour qui sous-tend bien des passages et leur confie parfois même un double sens ; c'est absolument délicieux et clairement so british. 

Ce qui a parfois retenu mon enthousiasme :
quoi qu'on en dise, tout ce "maquignonnage" autour du mariage... 
Je suis consciente que celui-ci restait encore avant tout un commerce social et une sorte de vente de soi-même, n'ayons pas peur du mot. C'est la raison pour laquelle (et je sais que je vais choquer !) je n'apprécie pas du tout Jane Austen, par exemple, qui se vautre avec délices dans toutes les manoeuvres que générait cette opération cruciale de la vie des femmes en particulier.Il y a là une hystérisation qui nous sidère un peu en 2015 et même si l'on peut -et on doit !- bien évidemment se remettre dans le contexte, on se sent gêné et attristé de ce que amour et épousailles ne rimaient que si peu souvent ensemble. 

Retournons à la campagne avant de nous quitter :
c'était le premier jour du mois de Juin, et la saison de la tonte des moutons battait son plein. Tout le paysage, jusqu'au moindre pâturage, respirait la santé et n'était que couleurs. L'herbe était d'un vert nouveau, les pores ouverts, les tiges enflées par les sucs qui coulaient en elles. On pouvait voir Dieu partout dans la campagne et le diable était parti en ville .
:-))




Je ne pouvais faire un billet plus complet que celui de Cléanthe (mais de qui je regrette qu'il m'ait inconsidérement spoilé tout à trac ce que je n'aurais dû apprendre qu'à la page 250 ;-)
Pour ma part j'ai fait cette lecture en parallèle avec Papillon par hasard et avec plaisir ;-)

Je n'irai pas voir le film , je pense, l'affiche ne me dit rien qui vaille .
En revanche , j'ai revu hier l'adaptation de "Tamara Drewe" par Stephen Frears, savoureuse ô combien quand on sort du bouquin ...


MIOR. 


lundi 1 juin 2015

" Maurice " de E.M.Forster



On pourrait croire l'avoir lu , car on se souvient de la belle adaptation cinématographique par James Ivory en 1986 - voilà qui ne nous rajeunit pas :-(

Et je serais tentée de dire que ce genre de transposition à l'écran a pu faire de l'ombre à un texte somme toute pas si connu que ça 
(et pas disponible actuellement, sauf en occasion...) 

...car infiniment moins subtile , mais plus séduisante ; léchée, un peu lisse peut-être malgré l'excellence des interprètes ?

"Maurice" est un roman qui ne se donne pas tout de suite ;
 le début est un peu lent , comme un peu "empêché", à l'image du héros qui se débat avec la conscience ultra-honteuse qu'il a de ses goûts contre nature , ceux-là même qui menèrent Oscar Wilde en prison en 1895 . 
L'homosexualité masculine était alors encore un crime (l'homosexualité féminine ne l'était pas, car pas reconnue) dans une société anglaise très corsetée.

Si E.M.Forster écrivit "Maurice" en 1913, il ne consentit d'ailleurs pas à ce que l'ouvrage soit publié de son vivant. Sortie en 1971, traduction française en 1973 chez Bourgois.

Mais il ne faudrait pas prendre Maurice pour un texte militant. 

C'est avant tout le récit d'une trajectoire douloureuse vers l'âge adulte, où il faut apprendre à se définir au sein d'un milieu bourgeois, conventionnel et borné. 
Et pourtant, c'est bien ce milieu-là qui vous a formé /déformé, vous en faites partie, ou plutôt il est en vous ! Comment s'en affranchir ? A quel prix ?
C'est par un mouvement de l'âme extrêmement confus et tourmenté que Maurice commence à sentir qu'il est différent, ce qui sera tout à la fois son malheur mais peut-être aussi sa chance .

...il alla rendre visite à l'ancien associé de son père. Il avait hérité de quelque argent et d'un certain sens des affaires, et il fut décidé qu'en sortant de Cambridge il irait faire avec lui ses premières armes comme stagiaire : Hill and Hall agents de change. Maurice se préparait à entrer dans la niche que l'Angleterre lui avait assignée.

...avec des préjugés de classe assez féroces :

- Je connais les pauvres, moi aussi, dit Maurice en prenant une tranche de gâteau. Mais je n'arrive pas à m'apitoyer. Il faut leur donner un petit coup de main par civisme, c'est tout. Ils n'ont pas le cuir très sensible . Ils ne souffrent pas comme nous à leur place.

Maurice n'est pas très beau ni séduisant ; il est solidement bâti ; et il est surtout décrit comme un peu lent et pas particulièrement brillant. 
(s'il s'agit d'un autoportrait, il n'est pas complaisant !) 
Il n'est pas remarquable, au sens strict du mot, assez banal en fait.
On ressent vite qu'il est comme engourdi, entre une mère assez limitée et convenue, et deux soeurs pimbêches pas forcément attachantes.
Dans ce gynécée, on le veut coq . 

A Cambridge , il rencontre Clive Durham, qui l'attire énormément. Mais lui-même n'est pas capable de le reconnaître :

Durham ne put attendre plus longtemps. Ils étaient entourés de gens, mais ses yeux devinrent d'un bleu intense , tandis qu'il chuchotait "je vous aime". 
Maurice fut horrifié, scandalisé. De toute son âme de petit bourgeois, il était choqué.
"Non, mais vous rigolez !" s'exclama-t-il. Sa réaction, ses mots furent plus prompts que sa pensée. "Durham, dit-il, nous sommes anglais tous les deux, ne dites donc pas de sottises ! 

E.M.Forster -et c'est assez fort- nous fait ressentir comment Maurice va tenter de sortir de cette gangue où il est comme englué. Il s'attache à des sensations , des états d'âme, son récit n'est pas toujours formaté pour aller à l'essentiel mais se perd dans des notations un peu floues. 
Il laisse parfois le lecteur désespérer.
Maurice n'est pas un héros qui combat, c'est -parfois- un pauvre hère qui nous fait de la peine et dont on ressent la nausée existentielle. Sa solitude est intense et nous prend parfois à la gorge. Rien d'intellectuel là-dedans , pas de débat d'idées, de tirades brillantes, juste un gars qui veut vivre avec un poids terrible sur la poitrine...

La chrysalide deviendra finalement papillon -c'est du moins ce que nous laisse espérer la fin- mais que de souffrances, de dégoût de soi et d'isolement dans cet itinéraire...
J'ai trouvé qu'une atmosphère de grande tristesse nimbait ce récit, le malaise est souvent palpable. 
Mais je me suis attachée progressivement à Maurice grâce au ton, extrêmement honnête et peu enjolivé pour faire plus "aimable".
Une pointe d'humour anglais dans le style de l'auteur m'a aussi souvent fait sourire et m'a paru délicieux, pour la distance qu'il permet de maintenir. Humour et understatement as usual ;-)

Pour finir sur une pirouette , "Maurice" ce serait un peu : "Downton , ton univers impitoyable" . 
C'est bien cette époque, avec ces préjugés qui nous semblent si datés maintenant ; il y a pourtant des êtres de chair et de sang qui ont souffert mille morts pour enfin voir la lumière ...

MIOR.

Les livres de George ont aimé sans réserve

Un article pour connaître un peu mieux E.M.Forster

Avec ce "classique du XXième siècle" ma première participation au MOIS ANGLAIS  :-)

mardi 24 mars 2015

" Toute passion abolie " de Vita Sackville-West


Lu dans l'agréable édition "Autrement" 
(13€ et tellement plus jolie que celle du Livre de Poche, à 6€ certes)

Match de dames , deuxième manche.

De Vita Sackville-West, je ne connaissais que son amitié amoureuse avec Virginia Woolf, par la gazette mondaine .

Je crois que je me l'imaginais comme une riche et tumultueuse aristocrate dilettante -ce qu'elle fut, une femme aux aspirations artistiques pouvait-elle être autre chose à l'époque ?-  et sans envergure notable (la jalousie m'animait je pense ; j'aurais adoré être une riche dilettante moi-même)

Pour ma villégiature romaine de Février ( impeccable, le voyage en Italie était déjà un must dans ce milieu et à cette époque; je m'y suis crue..) je suis partie avec ces deux dames, lues la même semaine. 
Je vous ai raconté ma rencontre avec Orlando dans l'épisode précédent.



Vita Sackville-West
Force m'a été de reconnaître mon erreur :

"Toute passion abolie" est un récit délicieux .  

Et son auteur est talentueuse.


Quand Lady Slane perd brutalement son époux Henry Holland , comte de Slane et ancien vice-roi des Indes, elle décide presque immédiatement et sans en faire étalage, de commencer enfin à vivre sa vie. 

Après tout, elle n'a que quatre-vingt-huit ans . 

Bien sûr il y a le domaine de Elm Park Gardens, et l'héritage que ses enfants vieillissants (et ils sont six, dont quatre aux dents très longues) s'apprêtent déjà à gérer à sa place...

Pour William et Lavinia, l'épargne était un but en soi. A leurs yeux, une pomme abîmée tombée d'un arbre n'était jamais considérée comme perdue mais plutôt destinée à passer immédiatement au four. Le gaspillage leur était un véritable cauchemar et ils seraient allés jusqu'à fabriquer des mèches avec des journaux pour économiser une allumette . Le désir d'obtenir quelque chose gratuitement les hantait. La vision de la moindre petite mûre sauvage représentait une souffrance pour Lavinia tant qu'elle ne l'avait pas mise en bocal.

 Mais l'argent n'est pas du tout ce qui intéresse Lady Slane : elle ne rêve que d'un petit cottage entrevu à Hamstead une trentaine d'années auparavant. Elle entend y vivre seule, mais oui. Et demande à ses enfants d'avoir la gentillesse de prévenir avant de passer.

...ce drame récent  leur avait fourni le prétexte d'une nouvelle phrase : "Mère est merveilleuse" (...) Mère est merveilleuse mais que va-t-on faire d'elle ? Evidemment elle peut demeurer merveilleuse le restant de sa vie. Toutefois il faudra bien redescendre sur terre un jour, quand tout cela serait terminé, et lui trouver un toit, un abri. Dehors les affichettes annonçaient : LA MORT DE LORD SLANE. 
(...) Ils n'imaginaient pas qu'elle puisse remettre en question les arrangements qu'ils allaient devoir prendre. Mère n'avait aucune autorité. Aimable et charmante, elle avait été toute sa vie une femme soumise -un prolongement de son mari. On tenait pour acquis le fait qu'elle n'était pas assez cérébrale pour prendre des décisions. Herbert en faisait parfois la remarque. "Grâce à Dieu, Mère n'est pas une de ces femmes de tête" .

Estomaqués, ils devront pourtant s'y faire. 
Leur mère, sans faire de vagues, met ses projets à exécution. Retirée à Hamstead et protégée par son grand âge , "toute passion abolie", elle reconsidère toute sa vie et bien sûr son mariage... Dans le fond , et la forme :

...Tout cela fonctionnait à la perfection , et durant quelques jours elle accepta de jouer cette comédie, imaginant qu'elle pourrait s'en sortir sans trop de difficultés, car elle n'avait que dix-huit ans et qu'il était au fond bien agréable d'être complimentée, spécialement par les siens. Mais elle avait pourtant l'impression qu'une sorte de toile d'araignée se tissait à l'intérieur d'elle, encerclant ses poignets et ses chevilles de ces innombrables fils qui la reliaient au coeur de ses proches. L'un allait vers son père, et un autre vers M.Holland -qu'elle avait appris à appeler timidement Henry.
...Et pendant qu'elle se tenait ainsi, se sentant aussi stupide qu'une reine de mai au milieu des serpentins qui voltigent autour d'elle, elle distingua dans le lointain tout un peuple qui s'avançait, portant des cadeaux, se dirigeant sur elle comme des vassaux livrant leur tribut. Henry avec une bague -quand il la glissa à son doigt ce fut un véritable cérémonial-, ses soeurs avec avec un nécessaire de toilette , sa mère avec suffisamment de linge pour gréer un voilier .

Deborah avait des velléités d'ouvrir un atelier, juste avant son mariage, car elle avait un certain talent de peintre. Est-il nécessaire de préciser que ce projet -tout simplement incongru- ne verrait pas le jour ? 
Elle serait l'épouse essentiellement décorative d'un vice-roi des Indes, fine, cultivée et intelligente mais vivant dans l'angoisse -car elle avait conscience, elle, de ses limites- qu'un invité de marque lui pose une question trop pointue. 

Jusqu'à quel point la mort d'Henry l'avait libérée, lady Slane n'arrivait pas encore à le réaliser.

Elle se fait un nouvel ami en la personne du très coincé M.Bucktrout, qui lui loue cette fameuse maison. Il s'y déroule des "high teas" très réjouissants : 

-J'ai peu d'amis, lady Slane. Avec l'âge, on a de plus en plus envie de fréquenter seulement ses contemporains, et de délaisser les jeunes. Entre nous, ils sont vraiment très fatigants, très agités. Je peux à peine supporter la compagnie de quelqu'un de moins de soixante-dix ans. Les jeunes vous obligent à envisager la vie comme un combat, une véritable entreprise, ils sont sans cesse pris par leurs plans. En revanche, les personnes âgées, tous projets  abandonnés, peuvent enfin se pencher sur leur passé. Ne trouvez-vous pas que c'est reposant ? Le repos, Lady Slane, est une des choses les plus importantes de la vie, et pourtant peu d'entre nous y parviennent réellement, d'ailleurs bien peu en rêvent vraiment.

Non, il ne se passera pas ce que vous imaginez peut-être déjà.
Mais vous aurez des surprises tout de même.
Se livrant à une relecture de son mariage et de sa vie en général, Deborah Slane prendra le risque de se connaître vraiment...

Il est fréquent de sourire à la lecture d'un bon texte, surtout quand il témoigne de cette merveille que l'on appelle l'humour anglais. 
Il est plus rare de s'esclaffer, de glousser, voire de rugir de plaisir comme je le fis à de nombreuses reprises durant ces cent-cinquante pages pleines d'esprit (et parfois même de mauvais esprit bien entendu) 

Ce texte est magnifique d'élégance et de simplicité.
Il parle de bien des choses qui fondent la vie des hommes et des femmes -oui, aujourd'hui encore-  : d'intériorité , de la capacité à accepter ses besoins profonds, de la finesse qui permet de les connaître. 
C'est une pépite, un texte court et précieux, d'une sagesse extrêmement malicieuse.
Il m'a paru d'une modernité incroyable !
Un style délié -l'air de ne pas y toucher- qui m'a ravi...

Bref... s'il est évident que l'apport de Virginia Woolf à la  Grande Littérature ne saurait être remis en question, Vita Sackville-West est-elle un auteur totalement mineur ? 
Qui d'elles deux, dans ces deux lectures, a gagné mon coeur  ? 
Vous l'avez bien compris.
Et il était vraiment touchant, connaissant leurs relations, de lire simultanément ces deux textes quasiment contemporains : "Toute passion abolie" , en 1931, succède de trois ans à "Orlando".

Un très beau billet d'Anne, " Des mots et des notes" ;-) pour compléter le mien.
Et un autre sur la maison de Vita et ses fabuleux jardins à Sissinghurst dans le Kent.



C'est drôle : on dirait le château d'Orlando ;-)
Les jardins de Sissinghurst dessinés par Vita et son époux





...Tiens , je sais ce que j'ai envie de lire maintenant ...

MIOR